Compte-rendu par Sophie Jollin-Bertocchi
Une trentaine d’années après La Lecture pragmatique (Hachette, 1990), Anna Jaubert prolonge sa réflexion dans un livre au style brillant mettant à l’honneur une notion qui a récemment gagné en visibilité dans le domaine des études littéraires et linguistiques : la stylisation. Mobilisée par un autre stylisticien de la même Université Côte d’Azur, Ilias Yocaris (Style et semiosis littéraire, Garnier, 2016), elle est également au cœur d’une étude plus circonscrite, La Parole stylisée. Étude énonciative du discours indirect libre de Jean-Daniel Gollut et Joël Zufferey (Lambert-Lucas, 2021). Le terme n’est pas pris ici dans son sens propre de schématisation, si ce n’est ponctuellement, mais dans celui de « processus » qui confère une valeur à un discours, pour substituer une vision dynamique à la vision traditionnellement statique du style. L’ouverture théorique d’une vingtaine de pages présente l’idée directrice, « l’appropriation de la langue déclenche le mouvement de la stylisation » (p. 152), la démarche théorique visant à élever le coefficient scientifique de l’analyse stylistique. Soigneusement structuré, l’ouvrage comporte trois parties, une riche bibliographie, un index des noms et un index des notions.
La première partie (p. 19-74), intitulée « Le cadre d’un processus », présente le point de vue génétique qui préside à la démarche : le style y est abordé « dans la dynamique de sa construction, comme une valeur qui advient au discours par degrés » (p. 17), démarche inspirée par la pensée du linguiste Gustave Guillaume et son concept de « temps opératif ». Pour décrire ce processus d’« appropriation de la langue », c’est-à-dire son actualisation en discours par un sujet en situation, Anna Jaubert reprend son schéma de la « diagonale du style » (2007) qui décrit le parcours entre le pôle universalisant de la langue et le pôle particularisant du discours, déterminant les « états du style ». Dans un second temps, dans la lignée des travaux de Jean-Michel Adam, l’auteure présente l’importance de la « médiation des genres » à partir du constat que « le style se donne comme un ensemble de traits appropriés à un projet communicationnel », inscrits « dans les modèles stabilisés de genres plus ou moins dédiés, avec des formes prévisibles » (p. 46) qui déterminent à la fois des choix énonciatifs et des modes d’organisation. Elle montre que les genres de discours, « profileurs de style » (p. 41), « représentent un point de bascule […] entre la qualification et la requalification des moyens expressifs » (p. 55) en valeurs. La médiation du genre conditionne la stylisation et de ce fait atténue le sentiment d’individuation. Anna Jaubert distingue deux niveaux de conditionnement (p. 62) donnant lieu à deux « formats de généricité » (p. 73) : au premier niveau, les genres premiers qualifient un style approprié au projet communicationnel ; au second niveau, la requalification (ou surqualification, ou stylisation seconde) tient à la dimension esthétique et réflexive des formes qui caractérise les genres littéraires (ou genres seconds), ce que l’auteure illustre à partir d’extraits de théâtre qui transposent le genre de la conversation et reconditionnent ses codes.
Dans la deuxième partie (p. 75-155), « Des lieux d’émergence », le propos se centre sur deux postes d’analyse, les figures et la phrase, considérés comme « les points sensibles de la stylisation ». Ils permettent d’observer « les variations stylisantes » qui opèrent « la signifiance augmentée » (p. 79). La figuralité fait d’abord l’objet d’une reconception à l’aune de la « problématisation énonciative » (p. 80) : « […] la perception des figures repose sur ce parti pris énonciatif de non-coïncidence entre le dire et le dit. Cette non-coïncidence relève d’une traversée énonciative biaisée qui, perdant en immédiateté, s’allonge, gagne de l’épaisseur opérative, et devient visible pour elle-même » (p. 83). Les concepts qui fondent le point de vue d’Anna Jaubert sont le dialogisme interne des figures et l’énonciation clivée (p. 84). Elle examine ensuite quelques figures (oxymore, euphémisme, litote, hyperbole), évoque l’humour et l’ironie, en soulignant le rôle des figures dans la cohérence textuelle. Dans un second temps, l’auteure s’intéresse à la limite de rendement, à « la maximalisation d’une construction grammaticale » (p. 102), l’apposition, puis à la textualisation des temps dans la narration. Le second volet de la deuxième partie porte sur la phrase, point névralgique du style – comme l’indiquait Georges Molinié dans ses Éléments de stylistique française (P.U.F., 1986) –, et par conséquent sur le statut stylistique de la syntaxe, du point de vue particularisant du style d’auteur. En premier lieu, partant du statut de la phrase dans l’évolution de la conscience linguistique, sont rappelés les rapports historiques entre syntaxe et style. Le propos traite ensuite de l’organisation énonciativo-syntaxique de la phrase littéraire et de ses « modelages subjectivants » : la phrase exclamative au XVIIIe siècle, les parenthèses dans l’œuvre de Proust, la syntaxe distendue d’Albert Cohen. La dernière section propose des analyses de la phrase longue dans les écritures de la post-modernité, à travers les exemples de Claude Simon et Jean Rouaud, montrant que la création littéraire s’appuie sur la problématicité de la notion de phrase en linguistique.
Le parcours se termine par une ample troisième partie (p. 157-252) qui confronte de manière convaincante trois notions connexes à celle de style : l’idiolecte, l’ethos et la littérarité. L’idiolecte et le style « ont en commun la référence à une singularité langagière » (p. 186), leur différence réside dans le fait que l’idiolecte est spontané et non réflexif, tandis que le style est travaillé et adapté à un projet, et enrichi d’une valeur esthétique (p. 187). Seconde notion examinée, l’ethos discursif – dans la lignée des travaux de Ruth Amossy – renvoie à l’incorporation du locuteur. L’ethos de l’orateur, qui est l’image projetée par le discours pour gagner la faveur de l’auditoire, s’appuie sur un style à la fois « classant et particularisant » (p. 191), c’est-à-dire marqueur d’une condition sociale et révélateur d’une personnalité. Les deux notions ont en commun de participer « en profondeur à la relativisation de la singularité » (p. 218), mais l’ethos semble davantage déterminé par un ancrage socio-culturel et historique. En dernier lieu, ce sont les liens entre style et littérarité, autour de la notion de décalage pragmatique, qui sont examinés. Le style littéraire apparaît « comme le stade le plus accompli de la stylisation » (p. 221). Anna Jaubert s’interroge de manière toujours plus approfondie sur les facteurs de sa littérarisation, du « déclenchement de sa requalification formelle, source de la stylisation indéfectiblement attachée à cette migration de statut » (p. 222). Par-delà les époques, les genres et les formes multiples, elle recherche « des caractéristiques constantes » de la littérarité, proposant de nouveaux « stylèmes de littérarité générale » (Georges Molinié). Selon Anna Jaubert, au plus haut niveau de généralité, les deux caractéristiques sont « un élargissement de notre rapport au sens, et une visée esthétique » (p. 222) : « Le premier ajoute à la qualité sémantique du discours une qualité sémiotique, la seconde est comptable de son artistisation, et les deux se fondent dans une perception globale de la valeur style » (p. 223). Le parcours est jalonné d’une réflexion sur la continuité entre le discours ordinaire et le discours littéraire, et sur la distinction, très clairement démontrée, entre les belles-lettres – la littérarité d’ancien régime – et la littérature : « Alors que les belles-lettres cultivent une pratique exemplaire de la langue commune, sa norme haute, la littérature pour sa part cultive une langue pétrie de spécificités […] » (p. 236). La littérarité obéit en effet à une « logique de l’ostension » (p. 250) manifestée par des surmarquages stylistiques : « La stylisation revêt alors son sens concret d’épuration des formes réelles, de choix qui révèle leur essence et leur confère une représentation typifiante » (p. 251). Le décalage pragmatique dans la visée du discours tient au fait que « la stylisation […] tire la requalification des formes sollicitées de leur surqualification » (p. 251). Il y aurait donc une « hiérarchie entre style et littérarité » : « le style précède la littérarité et la constitue » (p. 251).
La conclusion générale prône une « conception unifiée du style » (p. 253) comme parcours dynamique au terme duquel la stylisation la plus accomplie est celle où s’impose l’effet esthétique. L’un des points forts du livre est de proposer de nombreux exemples – issus en partie des précédents travaux de l’auteure et de ceux des spécialistes du domaine –, empruntés à des genres et à des époques diverses, de l’âge classique à la période contemporaine. De plus, conformément à la « perspective continuiste » (p. 50) adoptée, entre les genres de discours ordinaire et les genres littéraires, l’étude comporte des incursions du côté du discours ordinaire, du discours politique, de la bande dessinée, du cinéma et des humoristes. Mettant la théorie au cœur de la pratique, cet ouvrage quelquefois dense offre de nombreuses reformulations qui permettent de comprendre et de suivre aisément le propos. Des mises au point linguistiques (par exemple les valeurs des temps verbaux p. 104-105) et de subtiles analyses textuelles rendent ce livre tout à fait indiqué tant pour les spécialistes du style et de la stylistique que pour les étudiants avancés.