Séminaire du Centre d’Etude des Correspondances et Journaux Intimes
Université de Bretagne Occidentale
L’épistolier-lecteur. Styles de lettres et styles de vies.
Responsable : Marianne Charrier-Vozel
Le 19 Janvier 2024, 16 Février 2024, 15 Mars 2024, 15 Juin 2024, 27 Septembre 2024, 11 Octobre 2024, et le 15 Novembre 2024
Programme 2024
Vendredi 19 janvier 2024
14h-15h30 en visioconférence
Clément FRADIN, Université de Lille
« Lire sans perdre le fil » : les lectures de Paul Celan au miroir de ses lettres »
Vendredi 16 février 2024
14h-15h30 en visioconférence
Luc FRAISSE, Université de Strasbourg
« Proust en correspondance avec les écrivains contemporains incarne-t-il sa conception du lecteur modèle ? »
Vendredi 15 mars 2024
14h-15h30
Martine JACQUES, Université de Bourgogne
« La correspondance de Mme de Graffigny : s’autoriser et s’auctoriser »
Vendredi 15 juin 2024
14h-15h30
Nathalie FERRAND, Ecole Normale Supérieure
« Rousseau lecteur, au miroir de sa Correspondance »
Vendredi 27 septembre 2024
14h-15h30
Bruno BLANCKEMAN, Université Sorbonne Nouvelle Paris-3
« Le « lire-écrire » critique de Marguerite Yourcenar dans sa correspondance »
Vendredi 11 octobre 2024
14h-15h30
Olivier WAGNER, Bibliothèque Nationale de France
« « Je suis ici avec Byron que j’adore… » La citation et l’actualité littéraires dans la Correspondance amoureuse entre Natalie Clifford Barney et Liane de Pougy »
Vendredi 15 novembre 2024
14h-15h30
Marcos MORAES, Université de São Paulo
« Mário de Andrade, lecteur de la poésie française : des témoignages en lettres »
Dans le Manuel épistolaire à l’usage de la jeunesse, Philipon La Madelaine voit dans les prétendus oublis des lectures de Mme de Sévigné une qualité qui participe de l’agrément d’une correspondance qui est devenue, au fil des siècles, un modèle du genre :
« J’aime mieux cette même Mme de Sévigné qui me dit dans une de ces lettres charmantes : « Je vous rapporterais là-dessus un beau vers du Tasse si je m’en souvenais » ; je l’aime mieux, dis-je, que celui qui, à cette occasion, m’en eût débité deux ou trois stances [1]».
Dans la continuité de l’ouvrage de Philipon, Bescherelle reprend ce conseil, illustrant cette fois-ci son propos avec l’exemple d’une grande épistolière du siècle suivant, Mme du Deffand qui n’utilise pas de citation afin de plaire à son correspondant, Horace Walpole, dont elle est passionnément amoureuse : « Je serais bien tentée de vous faire une citation de Quinault, mais vous me gronderiez et je ne me permettrai plus rien qui puisse vous fâcher et jamais, jamais, je ne vous écrirai un mot qui puisse vous forcer à me causer du chagrin par vos réponses. J’aime mieux étouffer toutes mes pensées[2] ».
À partir de ces deux exemples, nous pourrions hâtivement conclure que les épistolières et les épistoliers de l’Ancien Régime doivent abandonner leurs lectures et leurs auteurs préférés afin de ne pas importuner leur correspondant, suivant la règle que Philipon résume en une formule elliptique qui nous invite à mettre en concurrence deux pratiques, d’un côté la lecture des livres considérée comme une ouverture sur le monde extérieur et de l’autre, l’écriture des lettres communément envisagées comme des ego-documents : « Dans une lettre soyez vous, et non autrui » : la lettre « doit m’ouvrir votre âme, et non votre bibliothèque[3] ».
Tandis que de nombreuses études ont envisagé les correspondances comme les archives de la création[4] en s’intéressant notamment aux confidences et commentaires que les écrivains font dans leurs lettres sur leurs œuvres, nous retiendrons exclusivement les lectures d’œuvres que les épistoliers, souvent des auteurs, n’ont pas eux-mêmes écrites et publiées.
Partant alors du constat de la méfiance affichée des théoriciens du genre épistolaire pour l’insertion de citations dans les lettres, il ne semble pas surprenant, au premier abord, qu’aucune étude, à ce jour n’ait été entièrement consacrée aux interactions entre l’activité d’écriture des lettres familières[5] et l’activité de lecture. Ce manque est d’autant plus regrettable que l’étude du va-et-vient entre la lecture et le dialogue épistolaire offre un angle fort stimulant pour les spécialistes qui s’intéressent au genre épistolaire et à la littérarité de la lettre.
Du côté des nombreux chercheurs qui ont consacré des travaux à la pratique de la lecture, à son évolution dans le temps et à la place qu’elle occupe dans notre vie quotidienne et tout au long de notre existence, force est de constater pourtant les références opportunes à de multiples correspondances.
Parmi ces travaux, l’ouvrage de Marielle Macé, publié en 2011 et intitulé Façons de lire, manières d’être[6], occupe une place de premier plan. Dans son essai, Marielle Macé fait notamment référence aux lettres de Marcel Proust, de Gustave Flaubert, de Jean-Paul Sartre ou bien de Roland Barthes, suggérant le lien intime qui unit la pratique de la lecture et la pratique de l’écriture épistolaire dans le parcours de vie d’un individu : « Affirmer que l’on ne quitte pas sa vie en lisant, mais que ce qui se passe dans la lecture a un avenir sur cette vie : on y essaie des pensées, des façons de dire et de se rapporter aux autres, des manières de percevoir, on module son propre accès au monde, on tente d’autres liens, d’autres gestes, d’autres rythmes, d’autres communautés…[7] » ; les correspondances ne constituent-elles pas l’espace où se déploient ces « pensées », ces « façons de dire » et d’être au monde ?
Grâce au dialogue épistolaire, la solitude du lecteur se brise et la lecture, silencieuse, devient bavarde. Il s’agira ainsi d’envisager les correspondances familières comme le lieu d’expression privilégiée de « l’aptitude du lecteur », pour reprendre les termes de Marielle Macé « à prolonger un style littéraire dans la vie (à se guider grâce à lui, contre lui ou malgré lui, dans les situations du monde sensible vers lequel la lecture le reconduit forcément) » en explorant le va-et-vient entre la lecture des livres et l’écriture des lettres selon les trois axes qui suivent.
Nous espérons que la mise en commun des réponses apportées à l’ensemble de ces questions lors des séances du séminaire apportera des éléments décisifs afin de mieux saisir ce qui fonde la littérarité de la lettre que nous proposons d’envisager comme « le texte du lecteur[8] ».
Nous prévoyons de publier dans un recueil collectif, à la fin du séminaire qui se déroulera en 2024 et 2025, l’ensemble des communications.
AXE 1 : Pratiques de lecture et écriture des lettres : concurrence et/ou complémentarité ?
Dans quelles circonstances l’épistolier évoque-t-il ses lectures ?
Pouvons-nous observer au cours d’une existence des moments privilégiés consacrés à l’écriture des lettres et à la lecture ?
Comment l’épistolier concilie-t-il dans son quotidien le temps consacré à l’écriture des lettres et le temps consacré à la lecture ? Existe-t-il un lien entre le moment de la lecture, l’interruption et la reprise de la lettre ? Ce lien évolue-t-il en fonction des époques, notamment à partir du XVIIIe siècle et de l’affirmation de l’intime[9] dans les correspondances familières ?
Comment et sous quelles formes discursives (citations, résumés, commentaires, gloses…) l’épistolier évoque-t-il alors ses lectures ? Ces évocations peuvent-elles être considérées comme des discours rapportés[10] concurrents, complémentaires ou intrinsèques au discours épistolaire ?
AXE 2 : Ecrire des lettres et lire pour styliser son existence ?
Quel est le lien entre la composition de la bibliothèque, le choix des genres qui sont lus, les goûts et l’éthos de l’épistolier ?
Les lectures sont-elles évoquées pour parler de soi et pour styliser sa vie dans les lettres ?
Comment s’incarne le concept de lecteur-modèle dans les pratiques de l’épistolier-lecteur et dans l’écriture des lettres ?
Le processus d’identification à l’œuvre dans l’activité de lecture participe-t-il de l’écriture de soi dans les lettres ?
Observons-nous un mimétisme de style entre les lectures de l’épistolier et les procédés d’écriture qu’il utilise dans ses lettres ?
En quoi ses lectures invitent-elles l’épistolier à donner du sens à son existence et à celle de son correspondant ?
AXE 3 : Lecture et grammaire du rapport à l’autre dans les lettres : pragmatique épistolaire de la lecture
Pourquoi les correspondants partagent-ils leurs lectures ? Pour idéaliser le lien qui les unit, pour séduire, pour développer une réflexion morale et/ou esthétique sur le monde, pour convaincre, pour conseiller, pour consoler ?
Pouvons-nous observer, selon la nature du lien qui unit les correspondants, une sélection opérée par l’épistolier dans ses lectures ? En quoi cette sélection est-elle significative de l’évolution du lien qui unit les épistoliers au fil du temps ?
Les correspondants lisent-ils les mêmes livres, partagent-ils les mêmes goûts et les mêmes avis ?
Quelle place est donnée dans le dialogue épistolaire aux livres qui ne sont lus que par un seul des correspondants ? Quelle place est accordée aux livres que les épistoliers ne lisent pas et pourquoi ?
La lecture d’un livre peut-elle conduire à la suspension, voire à l’interruption définitive de la correspondance ?
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[1] Louis Philipon de La Madelaine, Manuel épistolaire à l’usage de la jeunesse, ou Instructions générales et particulières sur les divers genres de Correspondance, 2e édition, Paris, Capelle et Renand, 1805, p. 36.
[2] Bescherelle jeune, L’art de la correspondance : nouveau manuel complet, théorique et pratique du style épistolaire et des divers genres de correspondance suivi de modèles de lettres familières pour tous les usages de la correspondance, Paris : E. Dentu, 1865, p. 145.
[3] Philipon de La Madelaine, Op. cit., p. 36.
[4] La revue Épistolaire a consacré en 2012, dans son numéro 38, un dossier aux « Archives de la création ».
[5] Sur la question du style de l’épistolier et de la lettre familière, Luc Vaillancourt rappelle : « qu’elle soit donnée à la sphère privée ou publique, la lettre familière renaissante est toujours rhétorique. Son caractère ne dépend pas des destinataires, de la dimension personnelle, du niveau de style mais d’une valorisation de la sociabilité (c’est-à-dire, tout ce qui a trait aux devoirs, compliments, et prévenances de la vie sociale) et du recours au style éthique. … Selon que l’épistolier se conforme à un decorum général ou s’adapte aux exigences particulières du registre familier, l’une conduit à s’exprimer de manière convenue et l’autre à développer son style propre » dans La lettre familière au XVIe siècle. Rhétorique humaniste de la Renaissance humaniste de l’épistolaire, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 315.
[6] Marielle Macé, Façons de lire, manière d’écrire, Collection Tel n° 442, Paris, Éditions Gallimard, 2011.
[7] Ibid., Préface à la nouvelle édition de 2022, p. 8.
[8] Selon Jean Bellemin-Noël, le « trajet de lecture qui est tissé de la combinaison fluctuante de la chaîne de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur mériterait d’être appelé texte », dans Marie-José Fourtanier, Gérard Langlade, Catherine Mazauric (dir.), Le texte du lecteur, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, Éditions Peter Lang, 2002.
[9] Véronique Montémont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique (1606-2008), dans Anne Coudreuse, Françoise Simonet-Tenant (dir.), Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Revue Itinéraires Littérature, textes, cultures n°4, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 15-38.
[10] Cécile Lignereux, Karine Abiven : « Les discours rapportés en contexte épistolaire XVIe-XVIIIe siècles », Acta Litt&Arts, n° 13. URL :
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
CAVALLO Guglielmo, CHARTIER Roger (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, 1995, trad. fr. 1997, rééd. Éditions du Seuil, Coll. « Points Histoire », 2001.
CITTON Yves, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.
COUDREUSE Anne, SIMONET-TENANT Françoise (dir.), Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Revue Itinéraires Littérature, textes, cultures n°4, Paris, L’Harmattan, 2010.
FERREYROLLES Gérard, « L’épistolaire, à la lettre », Littératures classiques, 2010/1 (N° 71), p. 5-27. DOI : 10.3917/licla.071.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2010-1-page-5.htm
FOURTANIER Marie-José, LANGLADE Gérard, MAZAURIC Catherine (dir.), Le texte du lecteur, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, Éditions Peter Lang, 2002.
GENETTE Gérard, « Un de mes écrivains préférés », Poétique, n° 84, novembre 1990, p. 509-519.
GRASSI Marie-Claire, Lire l’épistolaire, Paris, Éditions Dunod, 1998.
GUIGNARD Pascal, Le Lecteur, Paris, Éditions Gallimard, 1976.
HAROCHE-BOUZINAC Geneviève, L’Epistolaire, Paris, Éditions Hachette Supérieur, 1995.
ISER Wolfgang, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, traduit par Evelyne Sznycer, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, Coll. Philosophie et Langage, 1976.
JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Préface de Jean Starobinski, Paris, Éditions Gallimard, 1972.
JAUSS Hans Robert, « La jouissance esthétique », Poétique, vol. 10, no 39, 1979, pp. 261-274.
LIGNEREUX Cécile, ABIVEN Karine : « Les discours rapportés en contexte épistolaire XVIe-XVIIIe siècle », Acta Litt&Arts, n° 13. URL :
MACÉ Marielle, Façons de lire, manière d’écrire, Collection Tel n° 442, Paris, Éditions Gallimard, 2011 et rééd. 2022.
MENANT Sylvain, Voltaire et son lecteur : essai sur la séduction littéraire, Genève, Éditions Droz, Coll. Bibliothèque des Lumières, 2021.
PICARD Michel, La Lecture comme jeu. Essai sur la littérature, Paris, Éditions de Minuit, Coll. Critique, 1986.