Gilles Philippe, Une certaine gêne à l’égard du style, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2024, 246 p.
[…]Poursuivant le chemin entamé il y a une vingtaine d’années entre stylistique et critique littéraire, et marqué par une demie douzaine d’ouvrages, G. Philippe, professeur ordinaire à l’Université de Lausanne, continue de décliner son approche transversale du style littéraire moderne et de ses imaginaires. Défenseur d’une stylistique historique désauteuriste, il a notamment publié Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française (1890-1940) (2002), puis Le rêve d’un style parfait (2013) et plus récemment Pourquoi le style change-t-il ? (2021), qui porte sur les évolutions stylistiques collectives. Le présent volume développe une thématique, ou plus exactement une problématique rarement abordée par la critique : les tensions théoriques et pratiques autour du style. Cela revient, du moins en partie, à réexaminer le changement stylistique non plus en diachronie mais en synchronie, tout en s’appuyant sur l’évolution générale des pratiques rédactionnelles, que G. Philippe connaît très bien depuis La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon (2009), l’ouvrage collectif qu’il a codirigé avec J. Piat. Sa réflexion s’inspire ouvertement de la critique déconstructionniste des années 1980 : « ce que nous percevons comme un style, dans sa possible originalité et dans son idéale unité, n’est rien d’autre que le résultat d’options contradictoires et la sédimentation de tensions rédactionnelles » (p. 6). Fondé sur des enquêtes minutieuses portant à la fois sur les œuvres littéraires, les écrits théoriques et la réception critique d’une série d’écrivains, l’essai vise à dégager une typologie et des tendances générales. Il est constitué de sept chapitres équilibrés, portant chacun sur un auteur majeur et/ou mineur du XXe siècle suivant l’ordre chronologique, d’une section consacrée aux sources et aux remerciements, et enfin d’un index des noms propres.
L’introduction (« Malaises de Bergotte » p. 5-18) expose que « chaque projet esthétique » est « confronté à des injonctions contradictoires et les gère à sa façon » (p. 7). Il existe « trois grandes options » : privilégier une injonction, tenter un compromis entre les injonctions contradictoires ou chercher « une solution tierce […] au risque que cette solution n’engendre une nouvelle tension » (p. 7). Pour expliquer la suspension du « principe de cohérence » (p. 8), G. Philippe rappelle le principe présenté dans son précédent livre, consacré au changement stylistique, à savoir que « [c]haque génération doit […] conjuguer les impératifs et habitudes stylistiques encore vivaces des décennies qui ont précédé et les valeurs et pratiques qui sont en train de s’imposer » (p. 13). L’objectif est triple : typologique – « tensions dans la doctrine elle-même, tensions entre la doctrine professée et la pratique effective, tensions entre les formes rédactionnelles mises en œuvre dans un même texte » (p. 18) –, historique – les tensions repérées sont-elles révélatrices d’une tension plus générale ? – et surtout ontologique puisqu’il s’agit de « faire valoir […] que la tension stylistique est le mode d’existence naturel des œuvres littéraires » (p. 18).
Le parcours d’écrivains qui permet de dégager les différentes modalités des tensions stylistiques dans la théorie et/ou dans la pratique commence par « La double postulation stylistique de Ramuz » (p. 19-46). Dans la pensée, il existe une tension entre les deux principales revendications rédactionnelles de l’auteur « qui sont le ton de l’oral spontané et « un parler local opposable au parler “de Paris” » (p. 19). Dans la pratique, une langue populaire et locale coexiste avec des tours qui font « écho à l’impressionnisme littéraire “artiste” de la fin du XIXe siècle » (p. 34), comme en témoignent la « marqueterie des temps de la conjugaison » (p. 37) ainsi que l’usage du point de vue et du discours rapporté. L’esthétique « continuiste » du XIXe siècle et l’esthétique « discontinuiste » qui émerge dans le premier tiers du XXe siècle coexistent chez Ramuz, complexité que la tradition critique avait simplifiée « pour sauver la cohérence » (p. 49).
« La demi-démesure de Bernanos » fait l’objet du chapitre II (p. 47-77). G. Philippe, qui a préfacé l’édition des œuvres romanesques complètes de cet auteur dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » (Gallimard), observe une double série de tensions :
(la référence répétée à l’enfance dans une œuvre dont la prose récuse tout « esprit d’enfance » ; la convocation d’une langue esthétisée jusqu’à la décadence dans une œuvre qui fait le procès de la littérature) pour mettre au jour une autre série de tensions : le recours à la démesure expressionniste comme solution à un problème proprement stylistique, la conscience que cette démesure n’est qu’un autre piège tendu par la littérature […] et le choix bien périlleux de ce qu’il convient alors d’appeler une demi-démesure comme compromis entre des forces contradictoires. (p. 49)
En s’appuyant sur les imaginaires du temps, l’auteur de l’essai rapproche le langage de l’enfance d’« une littérature dont le style ne soit pas ou du moins pas trop littéraire » (p. 50), mettant en évidence l’ambiguïté du discours scolaire sur le rapport entre langue et littérature, au moment où Bernanos était scolarisé : le culte des grands auteurs coexiste avec « la méfiance envers l’écriture littéraire » (p. 57). Loin du langage de l’enfance, « [a]vec l’éloquence, le lyrisme est la deuxième pente naturelle de Bernanos » (p. 63), mais sa prose romanesque est surtout « expressionniste » (p. 65). Partagé en somme entre la fascination pour la belle langue et « l’idéal de l’enfance et de la sainteté », Bernanos est un exemple « un peu facile d’un principe […] qui veut que les pratiques rédactionnelles soient constamment traversées de tensions voire d’injonctions contradictoires que l’écriture a parfois pour but de neutraliser, parfois même de masquer » (p. 77).
Le chapitre III, « Légères tensions, petits tiraillements » (p. 79-109), s’intéresse à Simenon puis à l’écrivaine suisse Catherine Colomb en guise de contrepoint, pour illustrer la thèse qu’ « il n’est probablement aucun texte qui ne présente des tiraillements entre des options stylistiques disponibles ou souhaitées » (p. 79). Simenon fait partie des écrivains au « statut littéraire mal assuré », pour lesquels « la question du style est toujours parasitée par celle de la légitimité » (p. 79). G. Philippe entend montrer qu’il offre pourtant bien « un style d’auteur, répondant aux exigences que la modernité pose aux œuvres pour vérifier la nature proprement littéraire de leur écriture » (p. 79), à savoir l’originalité et la cohérence. Il s’appuie sur quelques-uns des récits de la « période Fayard » – dont les bornes chronologiques auraient pu être indiquées –, au cours de laquelle Simenon a publié sous son nom de naissance. En vertu du principe que « les tensions stylistiques peuvent être en partie ramenées à la confluence de deux courants contraires à un moment donné de l’histoire littéraire » (80), les œuvres de Simenon participent à la fois des pratiques rédactionnelles « du roman impersonnel, subjectiviste voire impressionniste, héritées du second XIXe siècle », et de la « sensibilité expressionniste » (p. 80). L’effacement du narrateur « permet d’adopter la perspective d’une conscience désignée à la troisième personne » (p. 81-82).
Pour traiter de l’impressionnisme stylistique de Simenon, G. Philippe rappelle au préalable
que bien des pratiques rédactionnelles sont contraintes par la volonté d’écrire différemment d’encombrants prédécesseurs, mais il s’avère que l’angoisse la plus fréquemment exprimée par les écrivains concerne paradoxalement la possible influence de leur style « spontané » sur l’écriture à laquelle il [sic] souhaite aboutir […]. (p. 83)
L’impressionnisme stylistique s’appuie sur un « travail sur la grammaire et surtout sur le verbe » (p. 86) : « l’emploi fréquent de l’imparfait dans des séries de verbes qui appellent plutôt le passé simple », « le recours massif à l’animisme grammatical » (ibid.), avec des tours regroupés sous l’étiquette « phénoménisme » (« le réel n’y est plus donné pour lui-même, mais en tant qu’il fait ou peut faire l’objet d’une perception, le phénomène étant alors présenté indépendamment de sa cause ou de son origine » (p. 87)). Bernanos évite les traits « les plus voyants » de l’écriture « artiste », notamment l’inversion emblématique « qui consiste à substantiver l’épithète de sorte qu’elle devienne la tête du groupe nominal, le référent se voyant rejeté en seconde position et la qualité l’emportant sur l’objet » (p. 88).
La tendance à l’expressionnisme, quant à elle, repose en premier lieu sur la présentation d’un monde et donc d’un vocabulaire dégradé, faisant l’objet d’une « insistance pessimiste » incarnée par une « intensification lexicale ou grammaticale » (p. 91). Plus mesuré encore que son impressionnisme, l’expressionnisme de Bernanos « se heurte à sa volonté de contenir les métaphores et à la répugnance de toute son époque pour les adjectifs » (p. 92). En second lieu, l’expressionnisme s’incarne dans « la présence d’un regard et d’une voix, ou au moins d’un ton, en rupture avec la narration impersonnelle qui est la condition d’être des textes impressionnistes » (p. 93) : la focalisation interne et le discours indirect libre en sont caractéristiques. Mais dans le même temps les romans de Simenon sont parcourus de questions et d’exclamations attribuables à un narrateur car « Simenon ne veut pas faire trop “littéraire”, et sa prose est […] plus proche de celles des romanciers de la veine populiste » (p. 96). Deux traits de modernité sont la phrase sans verbe et la parataxe (suppression des connecteurs).
À l’instar de Ramuz, Simenon semble donc avoir « voulu céder à la fois à deux tentations contradictoires » (p. 98) : une tentation continuiste (impressionnisme) et une tentation discontinuiste (expressionnisme). Ces tensions se seraient stabilisées et sédimentées par la suite pour former le style de Simenon.
Le chapitre se clôt sur une section consacrée aux romans de Catherine Colomb parus à partir de 1934, dont la « prose […] réputée difficile et à fort rendement esthétique » (p. 99) présente des « tiraillements rédactionnels » comparables mais en dérogeant par le lyrisme au modèle hérité. L’ « idéologie du style » occulte ces tensions ou tente là encore de les interpréter à tout prix dans un projet esthétique cohérent (p. 109).
C’est la théorie de Valéry qui fait l’objet du chapitre IV (111-141), lequel s’appuie sur le Cours de poétique de l’écrivain tel que publié par William Marx en 2023. Le principe cardinal de Valéry est que « l’écrivain a vocation à explorer les potentialités de la langue […] » (p. 112), mais aussi, de manière conformiste, le style comme « signature idiolectale » (p. 113). La contradiction est forte, puisque « l’apologie spontanée de l’originalité se teinte souvent d’un soupçon de méfiance envers toute idolâtrie de la nouveauté » (p. 114). « Cette tension entre une conception (disons, néoromantique) purement singularisante du style et le maintien (disons, néoclassique) d’un idéal désingularisé » (p. 114) serait en fait « une simple question de niveaux. La phrase avec ses composants lexicaux, ses tours grammaticaux, ses figures, sera le lieu de l’innovation et de la singularisation ; le texte, en revanche, sera le lieu où se maintient une règle qui s’impose à tous, celle de la continuité » (p. 115). La continuité recherchée est « finalement moins textuelle qu’énonciative », elle est assurée par le maintien de la « voix », c’est-à-dire « par l’omniprésence du je » (p. 120), ce qui permet de « dénouer la tension » entre une double exigence, le singulier et le collectif, l’un et l’autre étant « également nécessaires à la création d’un effet de voix » (p. 120).
À l’issue de ce parcours des écrits de Valéry sur plusieurs décennies, G. Philippe se tourne vers le cours du Collège de France, qui ouvre une perspective différente, où les tensions stylistiques semblent encore plus vives :
La poétique prônée par Valéry se veut sinon collective du moins générale et même impersonnelle ; il s’agit de mettre au jour les conditions d’apparition et les modalités de fonctionnement des œuvres sans les ramener à des séries de cas particuliers. On comprend dès lors que la notion du style n’y trouve pas aisément sa place, puisqu’elle désigne pour Valéry la signature rédactionnelle d’un écrivain singulier. (p. 125)
À la gêne de Valéry face au style s’ajoute sa gêne vis à vis de la stylistique. Il est néanmoins possible « de reconstituer dans le cours les premiers éléments d’une stylistique valéryenne, ou du moins quelques options en vue de la description proprement stylistique des textes. […] le privilège donné à la dimension sonore des faits de langue sur leur dimension lexicale et le faible intérêt accordé aux faits grammaticaux » (p. 133). De plus « la syntaxe n’est jamais considérée pour elle-même par Valéry, mais seulement comme lieu d’appariement des items lexicaux » (p. 134), en d’autres termes « les règles d’agencement des mots dans la phrase relèvent d’une contrainte préétablie comparable aux règles de l’alexandrin classique » (p. 135). Dans ces conditions, « la seule catégorie grammaticale qui intéresse vraiment Valéry [est] l’épithète » (p. 135), parce qu’elle rapproche les termes : « il n’est pas nécessaire d’avoir un lexique étendu et des termes rares pour obtenir le meilleur rendement sémantique : il suffit de jouer sur les acceptions et de travailler les rapprochements […] » (p. 136). G. Philippe aborde pour finir les réflexions de Valéry sur les rapports entre prose et poésie d’une part, et ceux que l’écrivain entretient avec les « bizarreries langagières » (p. 139) d’autre part.
Le chapitre V, « Bariolages et bigarrures : Camus, 1942 » (p. 143-171), revient sur un roman fort étudié, L’Étranger, à partir d’une remarque de Barthes en 1944 : « le style de son livre repose sur une donnée contradictoire ». Dans un premier temps il décrit la « marqueterie stylistique » du texte, constituée notamment de contradictions énonciatives, qu’il illustre en relevant un certain nombre d’hésitations, « sur l’accord du subjonctif après un verbe recteur à l’imparfait » ou « dans la construction de l’infinitif » (p. 145). C’est l’emploi du discours indirect libre principalement qui a suscité « le sentiment d’un étrange changement de ton à la toute fin du récit » (147), mais c’est aussi l’hésitation « entre volonté d’éviter et volonté d’organiser la textualisation des énoncés » (p. 148), qui passe par l’alternance de phrases simplement juxtaposées et de phrases liées par des connecteurs. Enfin l’instabilité stylistique repose sur l’hésitation entre la simplicité narrative et des « tours ou des images dont la recherche détonne » (p. 152). Mais selon les critiques, « [à] chaque fois […] le lieu de la contradiction se déplace : il est dans le style de l’auteur pour Sartre, dans le ton du récit pour Blanchot, entre le projet de l’œuvre et ses modalités rédactionnelles pour Barthes, entre le personnage du roman et les mots qu’on lui prête pour Nathalie Sarraute (…) » (p. 155). Si l’on compare le texte de 1942 avec les « légères modifications » que Camus lui a apportées « au fil des premières réimpressions » (p. 157), le principe selon lequel « le retravail post-éditorial est généralement guidé par la première réception publique de l’œuvre » (p. 157) semble avoir été respecté. Si ces modifications ne présentent pas de « systématicité », elles sont « congruentes » (p. 158). Elles obéissent à une « visée principalement stylistique, à deux exceptions près […] » (p. 158), qui consiste en l’évitement des « répétitions de mots en contexte étroit, soit par suppression, soit par substitution » (p. 159), la correction des « maladresses lexicales » et les « ajustements grammaticaux » (plus rarement) (p. 160). Le bilan est que « [r]ien de tout ceci ne suffit à modifier radicalement la couleur stylistique de L’Étranger, mais tout nous éloigne de la tonalité légèrement “parlée” que le roman semblait contractualiser en ses lignes initiales » (p. 161). Malgré tout, Camus semble avoir conservé « un certain malaise quant au style qu’il avait utilisé » (p. 162). En résumé, les injonctions contradictoires du style de L’Étranger sont
la radicalité lyrique du style « spontané » de l’écrivain et l’exigence classique toujours revendiquée ; la nécessité de compenser, par des concessions à la langue romanesque stabilisée, la sécheresse d’une modernité emblématisée par les techniques dites alors « américaines » ; l’exigence d’un réalisme langagier appelé par la personnalité du narrateur et la volonté de fournir un texte qui reste littéraire, etc. (p.169)
Si « [t]ous les textes présentent […], à un degré plus ou moins grand, des traces de polychronie stylistique […] » (p. 170), les premiers lecteurs ont été gênés par l’absence de cohérence du roman de Camus : « décalage entre ce que nous savons du narrateur et ce que nous voyons de sa langue, […] décalage entre diverses portions du texte, […] tension permanente entre deux modèles rédactionnels » (p. 170). Cette incohérence peut être jugée ininterprétable (c’est « la part d’échec » inévitable de toute œuvre littéraire) ou interprétable. Quoi qu’il en soit, « L’Étranger a vocation à demeurer un cas d’école, puisque la tension stylistique est le régime d’existence normal des textes littéraires » (p. 171).
Le chapitre VI « Penser à hue, écrire à dia : Sartre, 1952 » (p. 173-203) est dédié à l’écrivain qui aurait été l’initiateur de la recherche des tensions rédactionnelles, peut-être pour « nier son propre malaise » (p. 173). G. Philippe met une nouvelle fois en évidence les trois types de tension possibles : « tension dans la pensée du style, tension entre la pensée et la pratique stylistique effective, tension entre les formes rédactionnelles au sein d’un même texte » (p. 174). « À la dichotomie poésie / prose va peu à peu se substituer une autre opposition, à l’intérieur même de la prose et dans l’œuvre elle-même » (p. 176) : les écrits « en style » et les écrits « sans style » (textes politiques et philosophiques). En plus du couplage qualité des appariements lexicaux / qualité des agencements syntaxiques, pour Sartre, dans les années 1960-1970, « la prose ne sera ainsi pleinement littéraire et le style pleinement style que si une autre exigence est respectée, une sorte de souci formulaire […] » (p. 188). Dans un second temps, l’auteur de l’essai évoque La Reine Albermarle (1951-1952), un livre inachevé dont les fragments qui nous sont parvenus « suivent une série de protocoles rédactionnels parfois bien différents » (p. 192). La contradiction réside dans le fait que Sartre a condamné la prose poétique dans ses écrits théoriques alors qu’il la pratiquait régulièrement et la trouvait pertinente. Sartre voyait dans la « surperception » « le fondement de l’expérience esthétique » (p. 197), et « dans l’image le mode privilégié d’expression littéraire de la surperception » (p. 199). Cela peut expliquer, dans La Reine Albermarle, « l’omniprésence de la métaphore, cet emblème même de la poétisation de la prose » (p. 199). Ce texte montre que « notre quotidien est fait de sensations fines et que, pour en rendre compte, il y a une nécessité expressive voire phénoménologique à recourir à une prose poétisée » (p. 202-203).
Le dernier chapitre, « Le style pris à son propre piège » (p. 205-232), aborde une « nouvelle configuration » avec une écrivaine « au sommet du canon littéraire », Duras (dont G. Philippe a dirigé l’édition des œuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade »), puis, en contrepoint, le cas plus spectaculaire de l’écrivain suisse Yves Velan. Dans les deux cas, « l’écrivain a rencontré un problème rédactionnel et cherché une solution stylistique qu’il a dûment mise en œuvre, mais cette solution s’est avérée un piège, au point qu’elle a soit créé un nouveau problème, soit accentué le problème précédent » (p. 205). Dans les années 1970, « Duras devient une écrivaine de la voix » (p. 205), tandis que Velan « veut lutter contre l’uniformisation des discours et des formes » (p. 205). G. Philippe enquête alors sur les occurrences du mot voix dans les romans de Duras d’un point de vue quantitatif, mais aussi qualitatif en étudiant les épithètes qui lui sont accolées. Le premier résultat est que « la densité du terme n’a rien de spectaculaire : 0,74 occurrence pour 1000 mots » (p. 206). Mais ce taux global masque des disparités, quantitatives et qualitatives, nettes entre les œuvres : « La densité d’apparition du mot ne permet donc nullement de proposer ou de confirmer une périodisation de l’œuvre de Duras ou de sa sensibilité à ce thème » (p. 207). « Inversement, des taux très différents peuvent masquer des fonctionnements assez proches (…) » (p. 208). Entre les deux conceptions de la voix (faculté des êtres humains à émettre des sons articulés ou « ce qui caractérise, par son timbre et ses intonations, une personne comme singularité sonore » p. 210), Duras semble avoir hésité […] » (p. 211). La « légère » tendance qui se dégage est que l’écrivaine a considéré « de plus en plus la voix […] dans sa matérialité sonore » (p. 211). Cependant l’instabilité de la voix est « une facette d’une instabilité plus générale » (p. 212), de la
double postulation entre d’une part une fascination pour l’expérience la plus personnelle et la surexpression des sentiments les plus forts, et d’autre part – par simple impossibilité d’atteindre cette plénitude de la présence au monde et à soi – une tentation du neutre, de l’évanescence, de la sous-expressivité. (p. 212)
G. Philippe rappelle l’importance de la catégorie de la voix pour la littérature narrative de la seconde moitié du XXe siècle, par opposition avec la catégorie de l’oral (pratiques langagières populaires, souci lexical, argot) qui a marqué la littérature de la fin du XIXe siècle et du premier tiers du XXe siècle, emblématisée par Céline. La période « vocale » se caractérise par le souci de l’oral commun (vs populaire) pour « faire entendre une voix derrière le texte » (p. 213), qui se donne lui-même comme un discours spontané non planifié, désigné par Duras elle-même par les expressions « écriture courante » et « écriture de l’urgence ». Les procédés langagiers en sont les ajouts au-delà du point final, les retours reformulatifs ou correctifs, la sous- ou surponctuation, les hésitations, l’incomplétude et l’assouplissement de la contrainte grammaticale. G. Philippe conclut de manière prudente et nuancée « qu’importe l’instabilité de la présence et des emplois du mot voix dans les récits, le style de Duras se serait peu à peu “vocalisé” » […] » (p. 215) tardivement, dans les années 1980, mais non de manière radicale. Il formule à partir de « ce décalage chronologique […] une première hypothèse : il y a peut-être quelque chose qui gêne Duras dans la voix, et cette chose, c’est peut-être le corps » (p. 216). En d’autres termes, Duras ne veut pas « la personnalité ou l’émotion » qui se reflètent dans la voix (p. 219). Ce chapitre illustre bien les apories de la recherche fondée sur la méthode quantitative, et de manière plus générale la difficulté de tout expliquer dans une œuvre littéraire, et de démontrer une hypothèse, en somme, les limites d’une démarche scientifique appliquée aux textes littéraires.
De son côté, Velan veut lutter contre l’uniformisation en « empruntant à des protocoles rédactionnels peu compatibles » (p. 227), littéraires et non littéraires, mais il se trouve en échec (« désémantisation ») du fait qu’on ne peut pas échapper aux modèles. Cette section permet à G. Philippe de revenir rapidement sur les concepts d’intertextualité, de polyphonie et de postmodernité.
En conclusion, le livre s’achève sur le constat que la tension « semble avoir traversé tout le siècle, dans la recherche d’un style qui soit à la fois littéraire et non littéraire » (236), et même le style avant-gardiste a cherché à s’inscrire dans la continuité de ce qu’il voulait détruire (p. 237).
D’un plume alerte, l’essai théorique et critique de G. Philippe se présente à la fois comme une enquête presque policière et une réflexion subtile et nuancée, presque toujours clairement exposée, et solidement étayée à la fois sur une abondante documentation et sur une étude scrupuleuse des corpus.
Sophie JOLLIN-BERTOCCH
CHCSC (Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines)
Université Paris-Saclay, UVSQ