Valeurs d’Autrui et fiction
dans l’œuvre romanesque de Jean Genet
À la lecture du numéro d’Europe consacré à Jean Genet, on était frappé par la récurrence du problème de l’« autofiction » (Doubrovsky) qui « opère dans un no man’s land entre autobiographie et fiction » (Europe , Spear, p. 26) et de celui du rapport à Autrui (Autrui comme partenaire amoureux, Autrui comme instance sociale contraignante, Autrui comme polis,…). On voudrait ici soulever la question suivante : l’omniprésence de ces deux aspects de l’oeuvre de Genet n’est-elle pas le signe que, loin d’être dissociés, autofiction et traitement de l’altérité s’autodéterminent l’un par l’autre. En s’appuyant sur les réflexions d’Emmanuel Lévinas quant au problème de l’extériorité, telles qu’elles apparaissent dans Totalité et Infini, on aimerait en effet envisager comment, à la frontière de l’autobiographie et du « fictif », Jean Genet valorise certains types de rapports à Autrui qui impliquent une redistribution du réel selon une esthétique de l’assimilation de l’Autre dans les mondes possibles déployés par le sujet.
Etant donné la complexité d’un tel sujet, on tentera d’abord d’envisager d’un point de vue purement intratextuel, les différents types de relation à autrui qui peuvent être mis en évidence dans les romans de J. Genet, avant d’aborder le délicat problème du rapport entre réalité et mise en récit, tel qu’il affleure au sein de l’écriture elle-même.
Typologie des relations à autrui dans les romans de Jean Genet
Envisager la question de l’altérité implique de considérer la notion de sujet et celle d’autrui comme des notions réversibles, à l’instar des première et deuxième personnes du singulier. En effet, tantôt je est sujet, tantôt je est cet autre qui me fait face dans le dialogue et qui s’adresse à moi. La complexité du système actantiel romanesque, permet à l’auteur de faire varier le point de vue entre extériorité et intériorité. On propose de symboliser par une flèche le mouvement qui va de l’intériorité d’un sujet vers l’extériorité perçue d’autrui, l’écriture romanesque ménageant la possibilité de construire les deux mouvements suivants :
– Je -> autre (focalisation interne) ;
– Je <- autre (focalisation externe).
Ainsi définie, la notion d’altérité-subjectivité peut être perçue dans le système actantiel à différents niveaux :
à au niveau extraàdiégétique de la relation écrivainàlecteur (niveau a de la stylistique actantielle – v. Molinié, 1986/91, pp. 177à180) qui n’est pas envisagée du point de vue de la « réalité » mais en tant que relation entre une « instance primordiale » et une « puissance de réception possible » :
écrivain à lecteur
Je à> autre
autre <à Je
à au niveau intraàdiégétique narrateuràpersonnages (niveaux I et II de la stylistique actantielle):
narrateuràpersonnages
Je narrateur -> Je personnage autre
Je narrateur autre <- Je personnage
narrateur-personnages
Je à> autres
Je <à> Je(s)
autre <à Je(s).
personnages-personnages
Je(s) ->autre(s)
Je(s) <-> Je(s)
autre(s) <- Je
Évidemment, il est peu probable que l’ensemble de ces relations soient manifestes dans une oeuvre, néanmoins, la typologie de ces types de rapport à autrui en fait apparaître un grand nombre dans l’oeuvre romanesque de J. Genet.
Altérité au niveau alpha : écrivain-lecteur
Relation du sujet scripturaire à autrui lecteur
Dans les romans de Jean Genet, le lecteur est généralement envisagé comme autre inassimilable, autorité extérieure. De fait, s’il faut « voir dans la justice et l’injustice un accès originel à Autrui, par delà toute ontologie » (Lévinas, 1971, p. 89), les châtiments infligés au narrateur par une justice oppressive risque d’avoir faussé cet accès, ce qui explique que le sujet genetien va se caractériser d’emblée comme l’exclu, exclu par autrui et exclu par son rejet d’autrui, senti comme instance sociale injuste.
Cette position est largement revendiquée grâce à l’usage d’un vous qui désigne le lecteur comme l’autre inassimilé. La célèbre entrée en récit de NotreàDameàdesàFleurs, « Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures. » (ND, p. 9), loin d’être isolée, s’intègre à une pratique récurrente d’opposition au lecteur. Celuiàci représente en effet le monde policé qui opprime le sujet et le confine dans la solitude. En réaction contre cette oppression, le sujet se construit contre les valeurs communes et se révolte :
« Si je voulais qu’ils fussent beaux, policiers et voyous, c’est afin que leurs corps éclatants se vengeassent du mépris où vous les tenez. » (JV, p. 220)
« nous provoquions la pitié en cultivant les plaies les plus écoeurantes. Nous devenions un reproche à votre bonheur. » (JV,p. 60)
« Niant les vertus de votre monde, les criminels désespérément acceptent d’organiser un univers interdit. » (JV, p. 10)
Néanmoins, dès lors qu’il entre en écriture, bien qu’il continue à revendiquer son exclusion, le sujet est contraint de signer un pacte de lecture avec son destinataire : « Aujourd’hui que j’ai, gagnant de haute lutte, avec vous signé une apparente trêve je m’y trouve en exil. » (JV, p. 292) L’écrivain se retrouve a posteriori dans une situation ambivalente. S’il est d’abord celui qui se révolte contre l’oppression sociale, il est aussi celui qui délivre à autrui le message même de cette révolte :
« Par la gravité des moyens, par la magnificence des matériaux mis en oeuvre pour qu’il se rapproche des hommes, je mesure à quel point le poète était loin d’eux. La profondeur de mon abjection l’a forcé à ce travail de bagnard. […] Mais si l’oeuvre est la plus belle, qui exige la vigueur du plus grand désespoir, il fallait que le poète aimât les hommes pour entreprendre un pareil effort. Et qu’il réussît. Il est bien que les hommes s’éloignent d’une oeuvre profonde si elle est le cri d’un homme enlisé monstrueusement en soiàmême.
A la gravité des moyens que j’exige pour vous écarter de moi, mesurez la tendresse que je vous porte. » (JV, p. 235)
Le sujet scripturaire envisage donc autrui à la fois comme ce dont il est séparé et comme objet de son désir. L’inversion des valeurs (valorisation du vol, du crime…) prend alors une autre signification. L’abjection comme matériau d’une transmutation esthétique permet de simultanément désigner la rupture avec autrui et le désir que le sujet lui porte. L’immonde thématisé est le signe d’une révolte face à la situation ontologique primordiale : celle de l’impossibilité absolue de posséder autrui. Mais le travail esthétique vient renverser la situation ontologique pour parier sur la possibilité d’une communication qui, si elle ne permet pas d’accéder à l’intimité, permet au moins de la livrer en creux sur le mode de la connivence :
« Une telle définition à par tant d’exemples contraires à de la violence vous montreàtàelle que j’utiliserai les mots non afin qu’ils dépeignent mieux un événement ou son héros mais qu’ils vous instruisent sur moiàmême. Pour me comprendre une complicité du lecteur sera nécessaire. Toutefois, je l’avertirai dès que me fera mon lyrisme perdre pied. » (JV, p. 17)
Le lyrisme apparaît ici comme écoulement de l’intimité, moment incompréhensible et incommunicable qui ne peut être appréhender par autrui que sur le mode de l’empathie. Si bien que peu à peu, l’écrivain finit par admettre qu’il lui est possible d’induire la complémentarité esthétique :
« afin de ne pas trop agacer le lecteur, et certain qu’il complètera par son propre malaise, le contradictoire, le retors cheminement de l’idée de meurtre en nousàmêmes, nous nous sommes refusé beaucoup. […] Nous abandonnons le lecteur dans ce désordre d’entrailles. » (Querelle, p. 60)
Relation du sujet récepteur à l’altérité scripturale
La place qui est assignée par l’écrivain au lecteur provoque à son tour un type de comportement lectorial face à l’altérité de l’écrivain. Désavouant la position de radicale extériorité que confère le « vous », le lecteur se trouve quasiàcontraint à l’alternative suivante : ou il entre dans le jeu du voyeur pervers ou il entame une lecture d’identification qui fait de lui le double de l’auteur, poursuivant les mêmes fantasmes et entrant à son tour dans une logique de l’immonde où l’esthétique est le seul système de valeurs (antiàsystème), le seul point de référence du désir et de ses matérialisations. Quoiqu’il en soit, il est impliqué plus que de coutume, ce qui explique peutàêtre cet acharnement du critique à démêler le biographique du fictif, comme s’il prenait à coeur que le prime actant du récit soit bien cet être matériellement joignable qu’est l’auteur.
Altérité interne au nom propre Jean Genet
La présence du nom propre Jean Genet, à l’intérieur de l’oeuvre de fiction, tend à créer une schize au sein de la subjectivité elle-même puisque, de toute évidence, Jean Genet romanesque est autre que Jean Genet personne civile. L’écriture devient alors le témoignage des métamorphoses de l’être et la tentative de stabiliser ce qui, sans la reconnaissance d’autrui, ne peut avoir lieu et forme. Il n’est pas innocent que ce soit justement dans le Journal du voleur, le texte le plus explicitement autobiographique, que Genet développe le thème des métamorphoses, vécues à la fois comme révélations de l’intimité et menaces pour l’intégrité soudain révélée à autrui. Ainsi, Genet passe-t-il de la tourterelle au rouge-gorge, puis du cobra aux chevaux, concluant : « Une curieuse bête apparaîtrait si chacune de mes émotions devenait l’animal qu’elle suscite. » (JV, p. 39) Et par leur matérialité, ces métamorphoses, visibles au dehors, revêtent un caractère catastrophique « J’ai vécu dans la peur des métamorphoses.» (ibid.) Mais en même temps qu’il évoque la peur de trahir ses émotions dans le face à face amoureux, il les révèle en sadressant directement au lecteur : « C’est afin de rendre sensible au lecteur /…/ la plus exquise des frayeurs que j’emploie l’idée de tourterelle. » (ibid.) illustrant ainsi le mécanisme même de la mise à distance fictionnelle : en créant le personnage de Jean Genet, l’écrivain exprime l’intimité mais indirectement, sous la forme du métaphorique, à la fois voilant et révélant l’intime et traduisant ce qui ne peut être directement représenté, à savoir ces « émotions » qui forment l’altérité radicale de tout un chacun. C’est encore par l’expression la plus métaphorique que J. Genet décrira la position de la subjectivité dans le monde, à travers les « fleurs de genêt » dont il se reconnaît le « roi – peut-être la fée » (JV, p. 48à49).
Ce que permet la mise en fiction de la matière biographique, c’est alors la représentation de soi comme étrangeté, mettant en question le principe même d’un Moi univoque et donc d’une altérité connaissable. Par quoi elle tend à ouvrir l’être sur l’Infini, de même que le fait, selon E. Lévinas, le visage :
« L’idée de l’Infini se révèle, au sens fort du terme. […] Mais cette connaissance exceptionnelle n’est plus pour cela même objective. L’infini n’est pas « objet » d’une connaissance […] mais le désirable, ce qui suscite le Désir, c’estàààdire ce qui est approchable par une pensée qui à tout instant pense plus qu’elle ne pense. […] La démesure mesurée par l’infini est visage. […] Le Désir est une aspiration que le Désirable anime ; il naît à partir de son « objet », il est révélation… » (Lévinas, 1971, p. 56)
Cependant, la mise en question d’un moi instable passe aussi par sa dispersion en autrui. La célèbre formule rimbaldienne du « Je est un autre » trouve ainsi, dans les oeuvres romanesques de J. Genet, en raison de l’« autofiction » notamment, une résonance toute particulière :
« Notre dessein n’est pas de dégager deux ou plusieurs personnages à ou héros puisqu’ils sont extraits d’un domaine fabuleux, c’estàààdire relevant de la fable, de la fable et des limbes à systématiquement odieux. Mais qu’on veuille plutôt considérer que nous poursuivons une aventure qui se déroule en nousàmême, dans la région la plus profonde, la plus asociale de notre âme, alors, c’est parce qu’il anime ses créatures à et volontairement assume le poids du péché de ce monde né de lui à que le créateur […] échappe au péché cependant que, par sa fonction, par notre verbe, le lecteur découvre en soiàmême ces héros, jusqu’alors croupissant… » (Querelle, p. 82)
Ce passage de Querelle de Brest est à la fois un déni de la fiction en tant que forme d’un imaginaire gratuit qui n’aurait d’autre but que divertir et la revendication d’une intériorité où les « créatures » apparaissent comme des virtualités à partir de quoi se construit le monde du Problématique (Deleuze), c’est-à-dire un monde où la mise en question, en l’occurrence la mise en question de soi et de l’autre, autrement dit la mise en question de l’altérité, prime sur les réponses. La « fiction » apparaît comme le « système » d’un Moi nomade fixé au point aléatoire que représentent les personnages, empruntés au monde des faits ou au contraire produits purs de la pensée qui se cherche.
Altérité entre le narrateur comme instance émettrice et ses personnages
Aux niveaux I et II de la relation qu’entretient le narrateur avec ses personnages, la relation de l’intériorité à l’altérité est encore plus complexe. Le narrateur est confronté à l’altérité des personnages mais aussi à l’altérité de ce qu’il fut. D’autre part, les personnages apparaissent bien souvent comme des doubles du narrateur. Enfin, par le dialogue, les personnages regagnent une subjectivité face à laquelle le narrateur revêt la figure d’Autrui.
Relation du narrateur-scripteur au narrateur-personnage
Lorsqu’il lui arrive de prendre la parole pour lui-même, le narrateur-scripteur tend à considérer le personnage qu’il fut comme un être extérieur qui lui est relativement étranger, comme en témoigne le conditionnel passé du passage qui suit :
« La vie dont j’ai parlé plus haut, c’est entre 1932 et 40 que je l’aurai vécue. Cependant que je l’écrivais pour vous, voici de quelles amours je suis occupées. Les ayant notées, je les utilise. Qu’elles servent à ce livre. » (JV, p. 162)
La distance que suppose l’écriture, serait-ce celle de son propre passé, même très proche, implique en effet de considérer son personnage comme être de fiction dont l’existence n’a d’autre fin que d’être livrée au lecteur : « que ma vie doit être légende, c’est-à-dire lisible et sa lecture donner naissance à quelque émotion nouvelle que je nomme poésie. Je ne suis plus rien, qu’un prétexte. » (JV, p. 33). Dès que l’événement est mis en récit (pris en notes), il n’est plus que le matériau du livre, si bien que se creuse une altérité de soi à soi qui fait du narrateur-personnage un être aussi lointain du narrateur que ses autres héros.
Qui plus est, le monde des faits autobiographiques est posé comme une matière première dépourvue d’authenticité dans la mesure où il n’est que le moyen de la mise en question du moi scriptural :
« Nous savons que notre langage est incapable de rappeler même le reflet de ces états défunts, étrangers. Il en serait de même pour tout ce journal s’il devait être la notation de qui je fus. Je préciserai donc qu’il doit renseigner sur qui je suis, aujourd’hui que je l’écris. Il n’est pas une recherche du temps passé, mais une oeuvre d’art dont la matière-prétexte est ma vie d’autrefois. Il sera un présent fixé à l’aide du passé, non l’inverse. Qu’on sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l’interprétation que j’en tire c’est ce que je suis à devenu. » (JV, p. 80)
Ainsi la fiction est elle moins une feinte que la transposition qui permet au moi de se révéler.
Relations entre le narrateur et les personnages
De fait, alors que le je passé est bien souvent extériorisé, les personnages au contraire incarnent fréquemment l’intimité narratoriale, à moins qu’ils ne soient envisagés par le scripteur qu’en tant que purs objets de fantasmes. Néanmoins, ne serait-ce que par le jeu des dialogues, il arrive que leur propre intimité soit mise en valeur, faisant ressortir l’image extérieure qu’arbore le scripteur ou son double passé.
Subjectivité du narrateur face à l’altérité des personnages
– Subjectivité du narrateur et personnages miroirs :
La plupart des personnages qui peuplent les romans de Genet peuvent être considérés comme des doubles de l’auteur à bien des égards : soit qu’ils sont présentés comme de pures émanations de l’esprit du narrateur, soit qu’ils soient assimilés dans le nous des voyous marginalisés, soit qu’ils se parent des attributs de l’immonde du narrateur : homosexualité, prison, camps de redressement…
De fait, si le scripteur se positionne contre le vous de l’altérité sociale collective, dans la mesure où les valeurs normées du plus grands nombres sont étrangères au sujet, il ne constituera une communauté, un lieu de partage, qu’au sein d’un univers où règnent des contreàvaleurs, si bien que le nous (qui s’instaure d’abord dans la relation érotique avant de constituer une fraternité) ne sera conçu que dans « l’immonde ». Ainsi, la figure du hors-la-loi, celle de l’homosexuel, celle du mendiant… convergent pour constituer le portrait d’une intériorité nonàreconnue, comme dans cette phrase explicite de Querelle de Brest : « Le meurtre plutôt fait en nous l’émotion déferler par vagues. » (Querelle, p. 9) où l’emploi du nous conserve son ambiguïté romanesque fondamentale : à la fois formule de politesse du scripteur pour s’auto-désigner et collectivité anonyme au sein de laquelle il se meut.
La volonté primordiale d’inverser les valeurs, telles qu’elles sont décrites par E. Lévinas, ne fait que confirmer l’importance d’autrui pour l’écrivain et la conscience morale extrême qu’il en a. Genet est cet être singulier prit sous le jugement de Dieu. La transgression, l’immonde, a pour lui valeur de sacrifice (au sens de Bataille), elle est saut dans l’Infini par delà la Totalité, refus de la place dans la totalité et invective à Dieu. Genet se trouve ainsi à la place Job et demande, par la transgression, des comptes à la transcendance, qui refuse à tout un chacun d’être le prince pour autrui. Ce faisant, il participe au mouvement de la bonté et de la justice tels que E. Lévinas les définit. En effet, pour ce dernier, bonté et justice consiste à voir en autrui mon maître et à « se poser dans l’être de telle façon que Autrui y compte plus que moi-même » (Lévinas, 1971, p. 277). Or Genet, en s’identifiant aux êtres (aux héros) immondes, en les aimant, s’aliène à eux de telle manière qu’il leur rend justice et l’acte de volonté par lequel il choisit délibérément de magnifier le crime est ce qui le rattache le plus fort à la bonté, bonté suprême dans la mesure où elle a vocation de racheter le pire et, selon Genet (mais bien avant déjà selon Baudelaire), sommet de l’élégance : « Admirable vice, doux et bienveillant, qui permet d’aimer ceux qui sont laids, sales et défigurés ! » (JV, p. 102)
Mais si cette collectivité est sans cesse affirmée par J. Genet, en même temps, l’altérité des personnages est niée (pas tout-à-fait cependant) par les réflexions du narrateur à propos de sa propre création. Ainsi, de cette remarque au sujet du personnage de Querelle :
« Peu à peu, nous reconnûmes Querelle à à l’intérieur de notre chair à grandir, se développer dans notre âme, se nourrir du meilleur de nous, et d’abord de notre désespoir de n’être pas nous-même en lui mais de l’avoir en nous. Après cette découverte de Querelle nous voulons qu’il devienne héros même du contempteur. Poursuivant en nous-même son destin, son développement, nous verrons comment il s’y prête pour se réaliser en une fin qui semble être son propre vouloir et son propre destin.
La scène que nous rapporterons est la transposition de l’événement qui nous révéla Querelle. (Nous parlons encore de ce personnage idéal et héroïque, fruit de nos secrètes amours.) De cet événement nous pouvons écrire qu’il fut comparable à la Visitation. […] Enfin pour être visible de vous, pour devenir un personnage de roman, Querelle doit être montré hors de nous-même. Vous connaîtrez donc la beauté apparente à et réelle à de son corps, de ses attitudes, et de leur lente décomposition. » (Querelle, p. 22à23)
L’altérité du personnage de roman ne devient effective que par le jeu de l’écriture même. Livré à Autrui, son vouloir et son destin passe de pure apparence à réalité concrète, dans la mesure où le lecteur s’en empare et en dépossède le scripteur. Néanmoins, il subsiste dans le personnage (est-ce parce qu’il est emprunté au monde des êtres réels ?) quelque chose d’une altérité irréductible qui s’apparente à la liberté sartrienne, et qui impose sa conduite scripturale au narrateur plutôt que l’inverse :
« Créer n’est pas un jeu quelque peu frivole. Le créateur s’est engagé dans une aventure effrayante qui est d’assumer soiàmême jusqu’au bout les périls risqués par ses créatures. On ne peut supposer une création n’ayant l’amour à l’origine. […] Tout créateur doit ainsi endosser à le mot est faible à faire sien au point de le savoir être sa substance, circuler dans ses artères à le mal donné par lui, que librement choisissent ses héros. » (JV, p. 235-36)
Le personnage, en tant qu’il s’impose à l’auteur par sa beauté, se dégage de l’ordre des nécessités et se libère de l’intériorité du sujet écrivant :
« En voulant préciser le mouvement psychologique de nos héros, nous voulons mettre au jour notre âme. Noter librement l’attitude que nous choisirions à en vue peutàêtre ou plutôt en prévisiond’une fin convoitée à nous conduit à la découverte de ce monde psychologique donné sur quoi s’appuie la liberté du choix mais, s’il le faut, pour le déroulement de l’intrigue, que l’un des héros prononce un jugement, réfléchisse, nous nous trouvons tout à coup face à l’arbitraire : le personnage échappe à son auteur. Il se singularise. Nous devrons donc admettre qu’un facteur le composant sera à après coup à décelé par l’auteur. » (Querelle, p. 226)
Il semble revêtir alors la forme d’Autrui, tel qu’E. Lévinas le définit :
« Autrui ne peut être contenu par moi, quelle que soit l’étendu de mes pensées que rien ne limite ainsi : il est impensable à il est infini et reconnu comme tel. » (Lévinas, 1971, p. 256)
– Personnages comme objets fantasmatiques :
Néanmoins, la relation du narrateur à autrui étant vécue presqu’exclusivement chez Genet comme relation érotique d’une part, relation esthétique de l’autre, la seconde semblant découler de la première, la réécriture d’Autrui apparaît essentiellement comme jeu d’assimilations et de dissimilations dans le face-à-face amoureux et scripturaire. Partant de l’intériorité, le sujet genetien fait converger, en dehors de tout concept, l’éthique, l’esthétique et l’érotique, dans la mesure où l’intériorité, qui dénie le concept, place le sujet sous le signe de l’affectivité, laquelle s’investit au premier degré dans l’érotique, au second degré dans l’esthétique, lequel vaut comme éthique, puisque l’éthique commune est dévaluée : « C’est parce qu’il possède ces conditions d’érotisme que je m’acharnai dans le mal. » (JV, p. 10)
Dans une telle logique, c’est alors la notion de possession qui entre en jeu, venant contester à Autrui la liberté même qui fait son essence : « Ma vie devenait magnifique selon les hommes puisque je possédais un ami dont la beauté relève de l’idée de luxe. » (JV, p. 64). Pourtant, dans le désir de possession, c’est finalement moins le besoin d’assimiler l’Autre qui prime que le désir de s’anéantir en lui. Finalement, la passion érotique dénie moins l’autre que le moi (« Prétexte à mon irisation à puis à ma transparence à à mon absence enfin, à ces garçons dont je parle s’évaporent. Il ne demeure d’eux que ce qui de moi demeure : je ne suis que par eux qui ne sont rien, n’étant que par moi. » – JV, p. 106) à l’instar de la passion criminelle : « L’assassin se redressa. Il était l’objet d’un monde où le danger n’existe pas à puisque l’on est l’objet. Bel objet immobile et sombre dans les cavités duquel, le vide étant sonore, Querelle l’entendit déferler en bruissant, s’échapper en lui, l’encourager. » (Querelle, p. 55)
En fait, il s’agit pour l’intériorité non tant d’être maître mais d’être reconnue, c’est pourquoi elle va de pair avec l’anéantissement qui n’est que la forme d’une transmutation en l’autre telle que fantasmée par le sujet : « j’y poursuivis mon identification avec les plus beaux et les plus infortunés criminels. Je voulais être la jeune prostituée qui accompagne en Sibérie son amant ou celle qui lui survit, non de le venger mais de le pleurer et de magnifier sa mémoire. » (JV, p. 97)
Néanmoins, la possession fantasmatique d’Autrui comme l’anihilation de soi en l’autre n’arrive pas à venir à bout d’autrui. En face de l’altérité comme situation irréductible, le sujet se retrouve plus seul que dans la solitude la plus profonde. Ce qui s’exprime alors, c’est la Différence, comme fond sans fondement, que la répétition de l’acte érotique ne vient pas combler, que la représentation (de soi et d’autres) ne peut exprimer. Le seul recourt, à la fois expression de la Différence et de l’intimité ne pouvant être alors que poésie, comme trace des états émotionnels de l’intimité et exhibition de l’incommunicabilité de l’être du monde, radicalement autre. « Nous disons bien « une absolue solitude » c’estàààdire solitude qui se veut solitude pour ce qu’elle est source, point de départ d’un univers calqué sur l’autre et le soumettant. » (Querelle, p. 119)
Dialogue entre deux subjectivités perçues de l’extérieur
Le face à face entre deux subjectivités apparaît essentiellement dans le dialogue, où l’intimité ne se dévoile qu’obliquement, à travers les sous-entendus, les présupposés et les enjeux de la rencontre. Chacun est montré alors dans la tentative difficile d’expression de soi et de ses désirs, avec ce que cela comporte d’échecs et de réussites. Or Genet ne multiplie pas les dialogues. La plupart du temps, ils sont assez rare dans ses romans, qui plus est ceux qui mettent en scène le narrateur lui-même. En revanche, s’il est une marque de l’altérité que J. Genet met en valeur, c’est la tournure de langage de ses personnages, qu’il s’agisse des maladresses d’expression de Bulkaen dans Le Miracle de la Rose ou des tics de langage de Querelle. Par la forme de leur discours, les personnages laissent ainsi affleurer leur intériorité, ainsi de « Querelle dont la représentation mentale, et les sentiments eux-mêmes, dépendent et prennent la forme d’une certaine syntaxe, d’une orthographe particulière » (Querelle, p. 15)
Mais le vrai dialogue que conduit le narrateur est celui qui a lieu entre lui et son lecteur. Si le vous est une marque de mise à distance, il est aussi la matérialisation du lecteur dans le texte et permet dont de considérer le roman comme dialogue différé. En tant que tel, l’écriture romanesque laise béante la faille qui sépare les sujets et ne fait que revendiquer une altérité pleine, irréductible. Le sujet genetien apparaît alors que celui qui revendique violemment la Différence qui laisse à Autrui une entière liberté et ouvre en même temps l’abîme de la transcendance ou Infini. Rejeté dans le vous autrui est ainsi confirmé dans sa spécificité radicale.
Relations entre personnages
Intimité d’un personnage face à l’altérité
C’est sans doute le personnage de Divine qui incarne le mieux ce type de relation intradiégétique. A travers elle, J. Genet dévoile son propre mécanisme de fictionnalisation. Divine ne cesse en effet de plaquer sur elle et ses amants des fantasmes qui ne font que masquer la radicale extériorité de l’autre. Cette fictionnalisation de soi et de l’autre permet à la fois de conserver à autrui son mystère et de mettre entre parenthèses un moment (le temps du fantasme) la certitude d’une solitude absolue : « Culafroy eut un destin misérable et c’est à cause de cela que sa vie fut composée de ces actes secrets, qui chacun sont un poème en essence /…/. Culafroy est devenu Divine ; il fut donc un poème écrit seulement pour lui, hermétique à quiconque n’en a pas la clé. » (ND, p. 343) En révélant son intériorité inavouable par le nom qu’il porte, Culafroy-Divine entre dans un univers de croyance où le réel et le fictif ne se distinguent plus. L’autre ne voit en Divine que le personnage qu’elle s’est forgée et elle peut ainsi prolonger au dehors la fiction qui en fait une femme. Loin d’être source de quiproquo, la fictionnalisation de son moi lui permet de faire accéder à la suface une intériorité indicible et lui donne la chance de s’exprimer à travers des aventures.
Dialogues
Malgré la relative rareté des dialogues, on peut remarquer que ce qui en eux retient particulièrement Jean Genet, ce sont les signes physiques (attitudes, gestes, modulation de la voix) et les expressions par quoi un personnage ou un groupe de personnage trahit son intériorité. Ainsi des tics de langage de Querelle, ainsi des expressions figées des Tantes dans Notre-Dame des Fleurs. C’est que l’intériorité ne se révèle pas par le langage mais, comme le dit E. Lévinas, par le face-à-face qui est visage en mouvement, timbre de voix, signe dont le signifié ne transparaît qu’obliquement, et plus encore par un déchiffrage de longue haleine qui véritablement fait la complicité :
« Quand, avec quelques autres, elles étaient réunies dans la rue ou dans un café de tantes, de leurs conversations (de leurs bouches et de leurs mains) s’échappaient des fusées de fleurs au milieu desquelles elles se tenaient de la façon la plus simple du monde, discutant de sujets faciles et d’ordre ménager :
– Je suis bien sûr, sûr, sûr, la Toute-Dévergondée.
– Ah ! Mesdames, quelle gourgandine je fais.
– Tu sais (le us filait si longtemps qu’on ne percevait que lui), tussé, je suis la Consumée-d’Affliction.
/…/
Puis, peu à peu, elles s’étaient comprises en se disant : « Je suis la Toute Toute », et enfin : « Je suis la T’T’. » » (ND, p. 97)
L’extériorité se manifeste dans le langage, chaque personnage semblant s’exprimer pour lui seul sans prendre garde à ce que dit autrui, mais l’intimité perce néanmoins dans les signes paraverbaux : manière de prononcer, attitude qui les distingue et que Genet rend par la métaphore florale, connivence qui fait tendre le langage vers le sigle…
Extériorisation d’un personnage par le regard d’autrui
La prise de position qui consiste à mettre le sujet face à sa propre extériorité passe par l’exhibition violente du regard d’autrui sur soi. La mise en question du moi semble ne pouvoir trouver de réalité qu’à travers ce regard d’autrui, la plupart du temps moqueur ou injurieux qui fait prendre conscience au sujet de l’inanité de son intimité. Un tel point de vue fait valoir l’extrême fragilité du Même face à l’Autre, comme le laisse entendre Genet à propos du personnage de Gil, dans Querelle de Brest, qui, dès que moqué, perdit toute certitude eu égard au moi et n’était plus « qu’un prétexte à rire. Il n’avait plus, grâce à une affirmation extérieure, aucune certitude d’être soi. Cette certitude n’était entrevue maintenant, en lui-même, que par la présence de la honte dont la flamme livide montait comme sous le vent de la révolte. Il se laissait accabler. » (Querelle, p. 94) L’intériorité n’existe donc que grâce à la reconnaissance d’autrui. Ce pouvoir de l’autre interdit dès lors toute emprise du sujet sur celui qui lui fait face. Il fait ainsi contrepoids à l’apparent pouvoir du fantasme qui apparaît alors comme le vide même entre moi et autrui (d’où peut-être cette récurrence de l’idée de « Nullité » dans le Journal du Voleur).
Fonctionnement actantiel de l’altérité : l’autre dissimilé ou assimilé
Autrui ne peut être nié par l’intériorité qui ne s’en empare qu’au prix d’une opération d’assimilation phantasmatique :
« Le Désir ne coïncide pas avec un besoin insatisfait, il se place au-delà de la satisfaction et de l’insatisfaction. La relation avec Autrui, ou l’idée de l’Infini, l’accomplit. Chacun peut le vivre dans l’étrange désir d’Autrui qu’aucune volupté ne vient ni couronner, ni clore, ni endormir. Grâce à cette relation l’homme retiré de l’élément, recueilli dans une maison, se représente un monde. A cause d’elle, à cause de la présence devant le visage d’Autrui, l’homme ne se laisse pas tromper par son glorieux triomphe de vivant et, distinct de l’animal, peut connaître la différence entre l’être et le phénomène, reconnaître sa phénoménalité, le défaut de sa plénitude, defaut inconvertible en besoins et qui, auàdelà de la plénitude et du vide, ne saurait se combler. » (Lévinas, 1971, p. 196)
Par rapport à l’extériorité radicale de l’autre, le fictif apparaît comme le besoin d’assimiler et/ou de dissimiler Autrui, besoin qui naît de l’irréductibilité même du Désir. La réduction de l’altérité passe par l’usage du fictif comme prolongement/comblement (prolongement des lignes de fuite, des horizons absents, etc.) de l’infini en Autrui et de l’inconnaissable. Pour Genet, comme pour Bataille, le point limite où le savoir peut recueillir le non-savoir se trouve en l’autre érotisé. A l’inverse, la rechute dans le « réel » est l’affront qu’Autrui (en tant que principe social et être insaisissable) inflige au sujet. Affront de limitation et de liberté. Mais affront par quoi le sujet découvre aussi sa liberté et sa solitude ontologique. Point limite de la perte de soi par quoi le monde s’ouvre – principe poétique de la sortie extatique.
L’autre assimilé comme fantasme
L’assimilation d’autrui par le sujet induit l’interchangeabilité du sujet avec l’autre ou création de personnages. A travers l’expression du moi, voilée par le personnage, s’instaure une structure attributive réversible entre je et autrui, telle qu’elle apparaît dans cette remarque du Journal du voleur : « J’écris ce livre dans un palace d’une des villes les plus luxueuses du monde où je suis riche cependant que je ne puis plaindre les pauvres : je les suis. » (JV, p. 100) Genet explicite ailleurs cette réversibilité du « je » intime et du « il » fictionnel :
« Dans un livre intitulé Miracle de la Rose, d’un jeune bagnard à qui ses camarades crachent sur les joues et sur les yeux, je prends l’ignominie de la posture à mon compte, et parlant de lui je dis : « Je ». Ici, c’est l’inverse. » (JV, p. 181)
Cette posture dépasse celle d’un simple narrateur omniscient, en raison du principe de l’autofiction. J. Genet ne laisse en effet de prétendre que ses personnages sont aussi ou par ailleurs des êtres réels. Il nous permet alors de comprendre le fonctionnement de son horizon intime : l’écriture est pour lui le moyen d’investir l’intimité d’Autrui, de manière fictive et fantasmatique. Néanmoins, la naissance de l’oeuvre au-dehors crée le paradoxe d’une exhibition quasi- bicéphale, contenant à la fois la conscience du narrateur et celle des personnages, assimilés certes, mais non tant qu’ils ne conservent une part de leur extériorité : « Près d’eux, je les contenais, contenant l’idée d’eux-mêmes, j’étais leur conscience réflechissante. » (JV, p. 295)
Travestissement de l’autre en objet érotique
Dans toute son oeuvre, J. Genet affirme la suprématie de la relation érotique sur toutes les autres, relation qui semble être la cause première et quasi-exclusive de l’oeuvre littéraire et le mobile de sa conduite dans le monde :
« Cette poursuite des traîtres et de la trahison n’était que l’une des formes de l’érotisme. Ils est rare à il est presque inconnu à qu’un garçon m’offre la joie vertigineuse que seuls peuvent offrir les entrelacs d’une vie où je serais avec lui mêlé. […] Ainsi m’aperçois-je que je n’ai recherché que les situations chargées d’intention érotiques. Voilà ce qui, entre autres choses, dirigea ma vie. Je sais qu’il existe des aventures dont le héros et les détails sont érotiques. C’est cellesàlà que j’ai voulu vivre. » (JV, p. 95)
De fait, depuis Mettray, la relation érotique est l’occasion, pour Genet, de revivre ce qui, dans le face à face avec l’instance sociale, avait échoué. La solitude première est mise entre parenthèses dès lors qu’il y a désir, dans la mesure où le désir est toujours désir de fusion avec son objet :
« Il serrait Querelle avec la même passion apparente qu’une femelle d’animal tient le cadavre de son petit, à attitude par quoi nous comprenons ce qu’est l’amour : conscience de la séparation d’un seul, conscience d’être divisé, et que votre vous-même vous contemple. » (Querelle, p. 67)
Néanmoins, la relation entre solitude et fusion érotique se joue comme dialectique : à la lucidité qui conçoit la solitude du sujet succède l’hallucination et l’illusion de fusion et vice versa :
« Après m’être tellement désolé de la solitude où me garde ma singularité, se peutàil, estàil vrai, que je tienne nus, que je retienne serrés contre moi ces garçons que leur audace, leur dureté mettent si haut, me terrassent et me foulent au pieds ? » (Querelle, p. 13)
Le visage d’autrui s’ouvre et se ferme au gré des tensions érotiques : « Le visage devient de plus en plus complexe. Les signes s’enchevêtrent : il est illisible. » (JV, p. 148) Car le paradoxe de cette relation est de jouer simultanément à deux niveaux incompossibles comme le souligne E. Lévinas :
« la possibilité de jouir d’Autrui, de se placer, à la fois, en deçà et auàdelà du discours, cette position à l’égard de l’interlocuteur qui, à la fois, l’atteint et le dépasse, cette simultanéité du besoin et du désir, de la concupiscence et de la transcendance, tangence de l’avouable et de l’inavouable, constitue l’originalité de l’érotique qui, dans ce sens, est l’équivoque par excellence. » (Lévinas, 1971, p. 286)
Autofiction comme refus de l’altérité
Face à cette équivoque, la fiction permet de réduire autrui au rang d’objet et d’assouvir ainsi le désir de fusion. Ainsi le prisonnier découpe-t-il dans les journaux les visages et les corps d’hommes inconnus mais réels, à partir de quoi il pourra imaginer une histoire lui permettant d’assouvir son désir :
« Le soir, comme vous ouvrez votre fenêtre sur la rue, je tourne vers moi l’envers du règlement. Sourires et moues, les uns et les autres inexorables, m’entrent par tous mes trous offerts, leur vigueur pénètre en moi et m’érige. /…/ La nuit, je les aime et mon amour les anime. /…/ Mais la nuit ! /…/ Sous le drap, ma main droite s’arrête pour caresser le visage absent, puis tout le corps du hors-la-loi que j’ai choisi pour mon bonheur de ce soir /…/ et un corps vigoureux sort du mur, s’avance, tombe sur moi » (ND, pp. 15-16)
Personnages qui, en même temps qu’ils remplissent une fonction bien réelle dans la vie du prisonnier, seront ensuite réutilisés à des fins fictionnelles, de même que le seront les amis de Genet : « A l’aide de mes amants inconnus, je vais écrire une histoire. Mes héros ce sont eux, collés au mur, eux et moi qui suis là, bouclé. » (ND, p. 16)
Ainsi, l’autofiction est motivée par la forme même de la relation à autrui qui fait vivre le sujet dans un univers spatio-temporel d’où le monde objectif est exclu : « Quand l’homme aborde vraiment Autrui, il est arraché à l’histoire. » (Lévinas, 1971, p. 45) La violence du face-à-face et de la révélation de l’altérité, qui ouvre sur la transcendance condredit l’idée-même de temporalité et abolit la notion de valeur, ce qui permet de comprendre à la fois la relative imprécision de la datation de ce qui s’appelle pourtant Journal du Voleur, l’abandon des idéologies communes et les tentatives de déconstruction de la linéarité historique de Pompes funèbres. La fiction est le mode naturel de la relation à autrui où inévitablement s’enchevrêtrent fantasmes et expériences vécues. Elle semble même d’autant plus nécessaire que le sujet éprouve plus violemment l’abîme qui le sépare d’autrui et la solitude irréductible qui en découle.
L’autre dissimilé
Solitude du sujet face à autrui
Autrui, loin d’être donné au sujet, apparaît comme ce contre quoi toujours je me heurte, dans la mesure où « L’autre se maintient et se confirme dans son hétérogénéité aussitôt qu’on l’interpelle et fûtàce pour lui dire qu’on ne peut lui parler » (Lévinas, 1971, p. 65). Dès qu’il y a désir de communication, il y a en même temps silence d’autrui :
« Le monde silencieux est un monde qui nous vient d’autrui, fûtàil malin génie. […] Il est l’envers du langage : l’interlocuteur a donné un signe, mais s’est dérobé à toute interprétation à et c’est là le silence qui effraie. La parole consiste pour autrui à porter secours au signe émis, à assister à sa propre manifestation par signes, à remédier à l’équivoque par cette assistance. » (Lévinas, 1971, p. 92)
Face à ce silence, c’est l’existence même du Moi qui est mise en question, dans la mesure où le refus d’Autrui, qui est sa liberté, est en même temps, deni du sujet, en tant qu’il est capable de maîtrise. Le sujet, conscient de cette ambiguïté du rapport à autrui, se définira donc par sa solitude : « Pour acquérir cette solitude absolue dont il a besoin s’il veut réaliser son oeuvre à tirée d’un néant qu’elle va combler et rendre sensible à la fois à le poète peut s’exposer dans quelque posture qui sera pour lui la plus périlleuse » (Le funambule, pp. 20à21). La solitude est ainsi la posture nécessaire de reconnaissance de l’autre du monde qui n’est exprimable que tenu à distance, dans la « différance » (Derrida) de l’écriture (et non dans la proximité possessive de la parole).
Selon E. Levinas, l’ipséité du moi va de pair avec une affectivité qui est refus du concept, lequel « pousse l’être qui le refuse dans la dimension de l’intériorité. Il est chez soi. Le moi est ainsi la façon selon laquelle concrètement, s’accomplit la rupture de la totalité, qui détermine la présence de l’absolument autre. Il est solitude par excellence. » (Lévinas, 1971, p. 122) Or, chez Genet, c’est bien cette affectivité qui faute d’explicitement refuser le concept, refuse néanmoins l’une de ses formes les plus totalisantes, à savoir, l’idéologie. Et c’est bien par se refus que le « moi est chez lui » : « Enfin, plus ma culpabilité serait grande à vos yeux, entière, totalement assumée, plus sera grande ma liberté. Plus parfaite ma solitude et mon unicité. » (JV, p. 94)
L’extrême conscience de cette solitude est encore accentuée par l’homosexualité qui fait de l’autre un autre soi même et de l’amour une forme de narcissisme en même temps qu’elle isole le sujet du reste du corps social en le marginalisant. A cet égard, le personnage de Querelle est sans doute la forme paroxistique de l’intériorité, dans la mesure où Querelle ne connaît l’autre que comme double, par la gémellité, semblable, par l’homosexualité, objet, par le crime.
Échec de l’érotisme et ouverture de la transcendance
La retombée dans la solitude semble donc inévitable et le fantasme ne peut faire que la fiction devienne réalité, pas plus qu’il n’efface la présence objective du sujet dans l’écriture, tout au plus peut-il opérer des trouées par lesquelles le sujet prend conscience de l’autre à ses côtés. Au final, l’être reste confronté à la déchirure primordiale : « La solitude (dont l’image pourrait être une sorte de brouillard ou de vapeur qui sort de moi) un instant déchirée par l’espoir, la solitude se referma sur moi. » (JV, p. 263)
C’est dans ce troisième temps du rapport à l’autre que l’Infini, tel que le conçoit E. Lévinas, surgit dans une radicalité qui exclut le concept et se laisse donc comprendre comme transcendance :
« D’unicité à unicité à transcendance ; en dehors de toute médiation à de toute motivation puisable dans une communauté générique à en dehors de toute parenté préalable et de toute synthèse a priori à amour d’étranger à étranger, meilleur que la fraternité même. Gratuité de la transcendance-à-l’autre interrompant l’être toujours péoccupé de cet être-même et de sa persévérance dans l’être. Interruption absolue de l’onto-logie, mais dans l’un-pour-l’autre de la sainteté, de la proximité, de la socialité, de la paix » (Lévinas, 1971, p. III)
C’est proprement en ce sens que J. Genet ne laisse de parler de « sainteté » :
« Quand pourrais-je enfin bondir au coeur de l’image, être moi-même la lumière qui la porte jusqu’à vos yeux ? Quand serai-je au coeur de la poésie ?
[recherche de la sainteté]
Cette recherche de la transparence est peutàêtre vaine. Atteinte elle serait le repos. Cessant d’être « je », cessant d’être « vous », le sourire subsistant c’est un sourire égal posé sur les choses. » (JV, p. 245)
Comme la transcendance de Lévinas, la sainteté est à la fois le plus grand soin d’autrui possible et le détachement le plus radical de l’humanité :
« Le rapport entre toute chose était l’allégresse. Afin d’être digne d’entrer dans un tel système il me parut nécessaire de rompre gentiment avec les hommes, de me purifier. Le lien me retenant à eux étant sentimental, sans faire d’éclat je devais me détacher d’eux. » (JV, p. 88)
Elle ouvre un autre rapport au monde qui est en même temps heureux et impersonnel parce qu’elle est l’inconnu du Désirable et le Désiré même. Ainsi elle justifie la création, ou fiction, dans la mesure où elle est ce qui ne peut être appréhendé dans le monde. Elle suppose donc une quête dans le Possible (le virtuel, le problématique…), justement parce qu’elle est impossible : « Ne pouvant réussir une définition de la sainteté à pas plus que de la beauté à à chaque instant je la veux créer, c’est-à-dire faire que tous mes actes me conduisent vers elle que j’ignore. » (JV, p. 237)
Passant par l’écriture, cette quête de la sainteté, directement liée au rapport à autrui, peut donc nous aider à mettre en évidence le lien qui existe entre le principe d’altérité et la littérarité qui fait fi de la distinction entre réalité et fiction.
L’Autre et l’Écriture
Reconnaissance de l’altérité par la différance
Qu’il s’agisse d’événements historiquement repérables ou au contraire d’épisodes entièrement créés, ce qui fait sens, dans l’oeuvre esthétique, c’est la « réalité » subjective de l’écrivain, voire la « réalité » de l’oeuvre elle-même, si bien qu’on a du mal à comprendre l’enjeu des concepts d’autofiction et de fiction, dans la mesure où, du point de vue esthétique, l’ontologique prévaut sur le véridictoire :
« puisqu’il n’est de héros qu’en notre esprit il faudra donc les créer. Alors j’ai recours aux mots. Ceux que j’utilise, même si je tente par eux une explication, chanteront. Ce que j’écris futàil vrai ? Faux ? Seul ce livre d’amour sera réel. Les faits qui lui servirent de prétexte ? Je dois en être le dépositaire. Ce n’est pas eux que je restitue. » (JV, p. 113)
Les notions de fiction, autofiction et autobiographie renvoient à un univers véridictoire et à des systèmes de valeurs extra-subjectifs où la question de l’être devient impossible, comme le remarque E. Lévinas :
« L’expression ne consiste pas à nous donner l’intériorité d’Autrui. Autrui qui s’exprime ne se donne précisément pas et, par conséquent, conserve la liberté de mentir. Mais mensonge et véracité supposent déjà l’authenticité absolue du visage à fait privilégié de la représentation de l’être, étranger à l’alternative de la vérité et de la non-vérité, déjouant l’ambiguïté du vrai et du faux que risque toute vérité, ambiguïté où se meuvent d’ailleurs toutes les valeurs. La présentation de l’être dans le visage n’a pas le statut d’une valeur. » (Lévinas, 1971, p. 221)
Reste que, par rapport à cette « authenticité absolue du visage », le livre apparaît comme leurre, différance. Par rapport à la situation d’expressivité décrite par E. Lévinas, qui suppose le face-à-face des deux interlocuteurs, la communication scripturale manque à l’expression. La lettre déjà nous impose l’absence. Cette absence est plus radicale encore dans le livre où chaque pôle de la communication apparaît pour l’autre comme pure énigme. Si cette absence d’autrui qui inhibe la part expressive de la communication est aisément admise par tous ceux qui ne cherchent qu’à transmettre ou recevoir de l’information, elle devient l’horizon d’attente de ceux pour qui l’expression est le mystère même de la parole, ceux dont la conception du langage est esthétique. Pour l’écrivain, l’oeuvre littéraire est la tentative toujours reconduite parce qu’impossible d’expression. Néanmoins, en raison de son caractère esthétique, en raison de l’unicité du style de chaque auteur, une autre forme d’authenticité réapparaît, qui, comme celle du visage, se situe au niveau de la forme, au niveau de l’apparence, qui n’est pas seulement un leurre, mais l’affleurement dans le visible de l’être invisible. Ainsi, par la forme, Autrui s’exprime sans toutefois se donner, que cette forme soit visage ou style. Si bien que la différance esthétique et l’altérité ont ceci de commun qu’elles sont toutes deux exacerbation du Désir comme manque. Il en résulte que le décalage qui existe entre le face-à-face de la communication orale et le diffèrement de la communication littéraire accentue ce qu’E. Lévinas appelle la révélation de l’Infini. En effet, si l’idée de l’Infini naît du constat d’inaccessibilité d’autrui, alors l’écriture romanesque qui ne fait qu’augmenter la distance entre le désiré et le désirant, par le jeu de la différance, rend tangible cette idée de l’Infini que les leurres sociaux (mariage, possession physique d’Autrui, pouvoir) tendraient à supprimer au profit de l’idée de besoin.
Poésie comme expression d’Autrui
La spécificité de la forme esthétique, étant cette manière de rendre la langue étrangère à elle-même (Deleuze), trahit l’altérité irréductible du scripteur et ouvre ainsi sur l’infini de l’autre qui dépasse tout concept :
« Un Bien par-delà l’Etre et par-delà la béatitude de l’Un à voilà qui annonce un concept rigoureux de la création, qui ne serait ni une négation, ni une limitation, ni une émanation de l’Un. L’extériorité n’est pas une négation, mais une merveille. » (Lévinas, 1971, p. 325)
La solitude du sujet, source de misère, la difficulté d’être dans le social, la souffrance érotique convergent donc et se transfigurent dans l’écriture qui est reconnaissance d’autrui comme destinataire absent. D’autre part, la reconnaissance de l’altérité, même si elle est un acte éthique, est avant tout un acte qui transcende les catégories du bien et du mal et les idéologies morales, si bien que la prévalence de la quête esthétique est aussi bien reconnaissance de l’Autre, non pas en tant qu’il est réduit à des normes et à des règles de comportements, mais en tant qu’il les déborde infiniment et trahit d’autant plus sn extériorité appelant l’infini qu’il va à l’encontre des concepts et des lois morales qui tendent à imposer la Totalisation :
« Du seul point de vue de l’esthétisme considérant un acte, je ne pouvais l’entendre. La bonne volonté des moralistes se brise contre ce qu’ils appellent ma mauvaise foi. S’ils peuvent me prouver qu’un acte est détestable par le mal qu’il fait, moi seul puis décider, par le chant qu’il soulève en moi, de sa beauté, de son élégance ; moi seul puis le refuser ou l’accepter. On ne me ramènera pas dans la voie droite. Tout au plus pourraitàon entreprendre ma rééducation artistique à au risque toutefois pour l’éducateur, de se laisser convaincre et gagner à ma cause si la beauté est prouvée par, de deux personnalités, la souveraine. » (JV, p. 218)
Si « La conscience première de mon immortalité, n’est pas ma subordination au fait, mais à Autrui, à l’Infini. » (Lévinas, 1971, p. 82), l’esthétisme est le parti-pris de la personne contre le système, de l’autre contre la totalité. La fiction, qui vise à embellir l’autobiographie : « (Le but de ce récit, c’est d’embellir mes aventures révolues, c’estàààdire d’obtenir d’elles ce qui aujourd’hui suscitera le chant, seule preuve de cette beauté.) » (JV, p. 230), est alors à la fois le signe du mystère d’Autrui qui apparaît en même temps que la conscience de l’isolement ontologique, et la marque d’un désir de fusion tout aussi irréductible que l’est la perennité de l’extériorité. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’évolution du personnage de Gil dans Querelle de Brest, lorsqu’il se cache et devient une sorte de prisonnier volontaire :
« Gil faisait (sans qu’il s’en doutât) l’apprentissage douloureux de la poésie. L’image de la chaîne déchirait une fibre et la déchirure s’aggravait jusqu’à permettre un passage au navire, à la mer, au monde, jusqu’à finalement détruire Gil qui se retrouvait hors de soi-même, et n’ayant plus d’existence possible que dans ce monde qui venait de la poignarder, de le traverser, de l’anéantir. » (Querelle, p. 151)
La poésie permet la sortie de soi dans le monde où la conscience refuse de com-prendre le monde comme objet. Par quoi elle est ce moment de renoncement à la rhétorique décrit par E. Lévinas : « Renoncer à la psychagogie, à la démagogie, à la pédagogie que la rhétorique comporte, c’est aborder autrui de face, dans un véritable discours. A aucun degré alors l’être n’est objet, il est en dehors de toute emprise. » (Lévinas, 1971, p. 67) Si bien qu’on peut considérer la fictionalisation de la matière biographique moins comme un détour que comme le voile qui permet à l’Autre d’apparaître dans son étrangeté et d’échapper au Même.
Cette reconnaissance de l’autre n’est pas la simple reconnaissance d’une personne particulière (réelle ou fictive), elle est la première fonction du langage qui fait accéder l’informe au nom propre par quoi il peut être reconnu sans être conceptualisé, et c’est bien en ce sens pleine acceptation de l’altérité et renoncement aux forces possessives du concept dans la parole. D’où le sens de ces lignes du Journal du Voleur :
« Sur le champ, au moment où j’écrivais, peutàêtre aiàje voulu magnifier des sentiments, des attitudes ou des objets qu’honorerait un garçon magnifique devant la beauté de qui je me courbais, mais aujourd’hui que je me relis, j’ai oublié ces garçons, il ne me reste d’eux que cet attribut que j’ai chanté, et c’est lui qui resplendira dans mes livres d’un éclat égal à l’orgueil, à l’héroïsme, à l’audace. Je ne leur ai pas cherché d’excuses. Pas de justification. J’ai voulu qu’ils aient droit au honneurs du Nom. Cette opération, pour moi n’aura pas été vaine. J’en éprouve déjà l’efficacité. […] Les êtres et les choses, sans les confondre, il [mon coeur] les accepte tous dans leur égale nudité. Ainsi je ne veux plus écrire, je meurs à la Lettre. » (JV, p. 122)
Autrui, le réel et la fable
La complexité des relations qui unissent le sujet à l’autre permet de comprendre à quel point la mise en fiction est non pas une prérogative littéraire mais le principe même de la relation à Autrui, où le « réel ne doit pas seulement être déterminé dans son objectivité historique, mais aussi à partir du secret qui interrompt la continuité du temps historique, à partir des intentions intérieures. » (Lévinas, 1971, p. 51). Du coup, si la nécessité d’une distinction entre autobiographie et fiction garde sa valeur historique, elle perd de son importance quand il s’agit de questionner la littérarité du texte et même lorsqu’il s’agit de cerner le type de rapport que le scripteur entretient avec l’altérité, car si la distinction entre histoire (ou biographie) et fiction (ou mythe) semble nécessaire à une appréhension sociale (extérieure ou objective) de l’événement (et du sujet), en revanche, du point de vue de l’intimité (aussi bien celle du lecteur que de l’auteur), ce qui va importer bien davantage, c’est justement l’exhibition anhistorique de l’« in-individuel » (Mallarmé), du Sujet (Meschonnic), de l’intériorité (Lévinas), termes qui recouvrent une même réalité pouvant être définie comme la part commune, mais irréductible au collectif, de l’être humain (l’être érotique ou l’être fraternel en seraient sans doute des exemples explicites), part incommunicable et constituante de tout un chacun.
Par rapport à cette intériorité, que la littérature cherche à rendre tangible, bien que, comme le souligne E. Lévinas, elle ne soit pas directement communicable, ce qui importe, c’est l’absolue réalité de l’ensemble du champ de pensée (vécu, connaissance directe ou médiatisée des faits historiques, culture, fantasmes, projets, etc.), lequel se réorganise en vue de satisfaire à la fois le besoin et le désir du sujet, le besoin participant du Même et de la Totalité alors que le Désir participe de l’Autre et de l’Infini.
L’intériorité fixe donc à la fois la limite du sujet et d’Autrui et marque la spécificité de la solitude ontologique de l’être humain. Pourtant, E. Lévinas souligne deux aspects de l’activité humaine qui tentent de nier cette solitude : l’érotisme d’une part, l’esthétique d’autre part. L’oeuvre romanesque de Jean Genet s’avère donc particulièrement intéressante par rapport au problème de l’altérité, d’une part parce qu’elle revêt un caractère « très littéraire », de l’autre parce que la thématique est bien souvent l’érotisme, enfin parce que l’autofiction met en lumière l’intimité du narrateur-auteur (qui sera alors perçu comme absolument autre) en éclairant la spécificité du réel qu’il envisage, et donc sa manière de construire l’autre en lui-même. Ce qui nous importe, ce n’est pas tant de savoir s’il s’agit de vécu ou d’imaginaire, mais de pouvoir comprendre comment l’écriture, en tant qu’elle prend plus ou moins de distance par rapport à l’événement brut, trahit la complexité de la relation entre intériorité et extériorité. Autrement dit, qu’il y ait ou non fiction, autoàfiction ou autobiographie, chaque fois il persiste que l’écriture est un moyen de projeter le sujet dans des mondes possibles où il peut de positionner par rapport à autrui, autrement dit, se singulariser ou au contraire se socialiser. En ce qui concerne J. Genet, la mise à distance fictionnelle et le travail esthétique, loin d’être une marque de mépris de l’autre, s’avère être le signe d’un profond désir de conserver à Autrui sa part d’indéchiffrable tout en lui témoignant une attention qui laisse ouverte la possibilité de son expression, comme mystère et merveille.
Laurence Bougault.
Bibliographie
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– Miracle de la Rose, L’Arbalète, coll. « Folio », 1946.
– Le Funambule suivi de L’Enfant criminel, L’Arbalète, 1958.
– Pompes funèbres, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1978.